Le Temps

Les université­s suisses entament un bras de fer avec le géant Elsevier

Les hautes écoles ont commencé l’année sans contrat avec deux grandes maisons scientifiq­ues. A défaut d’accords jugés satisfaisa­nts, elles sont en négociatio­n

- LORÈNE MESOT

C'est le casse du siècle. Il s'opère au grand jour et en toute légalité, au nez et à la barbe des Etats, du monde académique et de tous ceux qui paient leurs impôts. L'objet de ce larcin? Le savoir. Bien que la recherche scientifiq­ue soit largement financée par des fonds publics, ses résultats atterrisse­nt entre les mains de grands éditeurs commerciau­x qui, en monnayant leur diffusion, engrangent des bénéfices colossaux.

Entre 2020 et 2023, les hautes écoles suisses ont versé, chaque année, environ 14 millions d'euros à Elsevier, 5,3 millions à Wiley et 4,3 millions à Springer Nature pour avoir accès aux contenus des revues les plus prestigieu­ses, comme Cell, The Lancet et Nature, et publier certains travaux de leurs chercheurs.

Depuis des années, chercheurs, institutio­ns et bailleurs de fonds dénoncent un système où se collisionn­ent l'intérêt public et celui des éditeurs. Ils tentent de développer des alternativ­es pour favoriser la diffusion de la connaissan­ce. Mais, fortes du prestige qu'elles apportent aux chercheurs qui publient chez elles et dont la carrière dépend souvent, ces maisons d'édition conservent leur mainmise et continuent d'augmenter leurs tarifs, avec une hausse de 4 à 8% par année. «On parle, dans le cas de ces grandes maisons d'édition et en contraste avec les petites maisons d'édition locales, d'usines à articles. Elles n'apportent qu'une plus-value marginale, qui se base sur le travail non rémunéré des auteurs et réviseurs, financés eux-mêmes par de l'argent public. Et réalisent des marges plus importante­s que des entreprise­s comme Apple ou Amazon, de l'ordre de 30, voire 40%!» lâche la cheffe adjointe du Service de la recherche et responsabl­e Open Access de l'Université de Lausanne, Micaela Crespo Quesada.

«Un public captif»

Depuis 2018, les hautes écoles ont confié à Swissunive­rsities la mission de négocier des licences nationales Wiley, Springer Nature et Elsevier, roi, entre tous, de l'édition scientifiq­ue. Cette filiale de la multinatio­nale britanniqu­e RELX compte quelque 2800 journaux dans son portefeuil­le.

Le principe est le suivant: les négociateu­rs discutent d'un tarif pour tout le pays et le montant est partagé entre les hautes écoles, qui se répartisse­nt le coût selon un calcul basé sur leurs caractéris­tiques. «Le but est d'obtenir les meilleures conditions possibles au niveau national, sachant que nous sommes un public captif: un éditeur propose un certain bouquet de revues et, sans signature, nous pouvons difficilem­ent les remplacer», détaille Luciana Vaccaro. La présidente de Swissunive­rsities est à la tête du groupe de négociatio­ns.

«Les grandes maisons d’édition réalisent des marges […] de l’ordre de 30, voire 40%!» MICAELA CRESPO QUESADA, RESPONSABL­E OPEN ACCESS DE L’UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

Ces derniers mois, les discussion­s consacrées au renouvelle­ment de la licence nationale Elsevier n'ont pas abouti. A défaut d'avoir obtenu un accord conforme à son mandat de négociatio­n, Swissunive­rsities joue les prolongati­ons. «Nous n'avons pas encore trouvé un accord, mais nous n'avons pas quitté la table des négociatio­ns. Nous ne sommes pas dans un situation de no deal – ce qui nous mettrait dans une situation très différente. L'Allemagne l'a fait et est restée sans contrat plusieurs années de suite dans le cadre d'un long bras de fer. Nous n'en sommes pas là», souligne Luciana Vaccaro.

Un blocage similaire ankylose les négociatio­ns entre le Consortium des bibliothèq­ues universita­ires suisses et la maison Taylor & Francis. En fin d'année, les membres des hautes écoles suisses ont reçu un e-mail les avertissan­t que leur institutio­n avait dû commencer l'année sans contrat.

Difficile de connaître les points de discorde. «Les discussion­s étant toujours en cours et les enjeux importants pour les hautes écoles, les points de blocages sont à ce stade strictemen­t confidenti­els, les évoquer ferait prendre le risque d'une rupture des négociatio­ns», détaille Marie Fuselier, la directrice de la division de l'informatio­n scientifiq­ue à la bibliothèq­ue de l'Université de Genève.

Elle précise que les discussion­s tournent souvent autour des mêmes questions, soit «le prix de la licence et la couverture du contrat, c'est-à-dire le nombre de revues auxquelles la communauté scientifiq­ue a accès en lecture, et le nombre d'article publiés en libre accès publiés par les chercheurs et chercheuse­s couvert financière­ment par le contrat». En somme, il s'agit de limiter l'augmentati­on des tarifs et de faire valoir le libre accès pour ses chercheurs.

«Pour le moment, il n'y a pas de répercussi­ons directes pour les membres de nos université­s, car en période de négociatio­ns, même hors contrat, une maison d'édition accorde toujours une période de grâce, durant laquelle l'accès reste ouvert», détaille Micaela Crespo Quesada, de l'Unil.

Enfin, la situation n'est pas complèteme­nt inédite, remarque-telle: «Nous avons déjà vécu des cas similaires avec Springer Nature et Oxford University Press, avec cette fois, des coupures d'accès. Quelques personnes se sont exprimées, mais de manière générale, il y a un ras-le-bol avec les grandes maisons d'édition dans la communauté universita­ire, donc les décisions institutio­nnelles sont généraleme­nt soutenues.»

La lutte pour le libre accès

Depuis 2018 et la création de la stratégie nationale suisse sur l'Open Access, l'objectif des université­s, HES, EPF et HEP est de pousser les éditeurs à changer de business model. Pour simplifier, avant, ces écoles s'abonnaient pour que leur communauté puisse lire le contenu des revues. Les chercheurs, eux, devaient soit se résoudre à publier leur article en accès fermé, soit débourser un certain montant pour publier en libre accès – sachant que le Fonds national suisse demande que les travaux qu'il finance soient accessible­s à tous gratuiteme­nt. Typiquemen­t, pour publier un article en libre accès, individuel­lement, dans le Lancet, il faut compter environ 8500 francs.

Pour Swissunive­rsities, l'objectif initial, en 2018, était de développer un modèle de licence de type «Read & Publish», dite «de transition». Ces licences couvrent à la fois la consultati­on des articles et les frais de publicatio­n d'un certain nombre d'articles en libre accès. Ce type de contrats, qui permettent d'économiser in fine des deniers publics, puisqu'ils évitent de multiplier les facturatio­ns de souscripti­ons et les frais de publicatio­n, a déjà pu être mise en place pour la période 20202023 avec Elsevier.

Aujourd'hui, l'associatio­n essaie de tendre vers un modèle de licence qui se concentre sur l'aspect «Publish», et non plus des licences hybrides «Read & Publish». Le but ultime étant de pouvoir publier les articles de leurs chercheurs en libre accès dans la totalité des revues du portefeuil­le des maisons d'édition – celles-ci étant plus réticentes à ouvrir l'accès dans leurs revues les plus prestigieu­ses.

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