Le consulting cherche à attirer les talents
La société de conseil Julhiet Sterwen, qui compte un bureau à Nyon, mise sur plusieurs fronts pour être attractive: absence d’objectifs financiers, fonctionnement en «communautés» et choix des missions. Des modèles toujours plus fréquents
XAu premier étage d’un immeuble au coeur de Nyon, une petite dizaine de collaboratrices et collaborateurs sont assis autour d’une grande table qui fait office de bureau. A côté, une cabine pour téléphoner. Sur un écran géant au mur est affichée une sorte de plateforme de travail à laquelle l’ensemble des 600 collaborateurs ont accès.
C’est que dans cette entreprise de conseil en stratégie, transformation et innovation, la transparence est une vertu cardinale. L’entreprise? Julhiet Sterwen (JS), issue de deux sociétés qui ont fusionné en 2015 en France. Elle compte aussi de petites antennes en Belgique et en Suisse depuis plusieurs années. A côté des espaces de travail, une petite cuisine où sont affichées des photos de soirées de boîte et de nouveau-nés. Une vingtaine de personnes travaillent à Nyon, mais beaucoup se trouvent chez leurs clients ou sont en télétravail, ce qui ne fait pas chez JS l’objet de restrictions particulières.
Un certain choix
Sur la plateforme affichée à l’écran, toutes les missions de l’entreprise, dans le détail: leur durée, le client, le type de sujet, etc. Chacun et chacune, «stagiaire comme partenaire», peut se profiler pour une mission qui l’intéresse, nous précise-t-on avec fierté autour de la table. «Cette transparence amène de la confiance», note Paola Pierron, consultante senior. Et du stress? On nous répond que non. Les clients de la société sont des banques, des assurances ou encore des hôpitaux. Qui souhaitent se digitaliser, transformer leur culture ou encore revoir leur politique clientèle.
Si le responsable de la mission en question et le client sont partants, le consultant peut s’engager sur le projet et effectuer, là aussi, un travail visible de tous, via des documents partagés. «Une consultante senior spécialiste du marché financier a eu envie de travailler sur un projet en lien avec le secteur du transport. C’est ce qu’elle a fait pendant un an, raconte Cédric Boisne, partenaire chez Julhiet Sterwen. Il faut bien sûr une certaine compétence technique, mais un consultant doit d’abord savoir écouter: il n’est pas forcé d’avoir toutes les réponses tout de suite.»
Les prises de parole s’enchaînent entre les membres de l’équipe. Paola Pierron, spécialiste des transformations digitales, a aussi changé de cap récemment en réalisant un projet de transformation culturelle dans un hôpital: «C’est intéressant d’avoir des missions transverses et cela encourage la collaboration entre nous.»
Des modèles incitatifs toujours plus fréquents, commente pour Le Temps Raphael H. Cohen, entrepreneur, formateur et spécialiste en management. «Dans le consulting particulièrement, qui nécessite une certaine forme de créativité, offrir la possibilité de choisir avec qui l’on travaille et de l’autonomie est nécessaire pour attirer les bons candidats. C’est aussi une façon d’obtenir de meilleurs résultats qu’avec un management plus directif.»
Chez JS, les missions sont choisies dans la mesure du possible. Mais si personne ne veut d’un projet, qui s’en charge? «On trouve toujours des solutions, et ce qui peut paraître moins attrayant au premier abord peut être l’occasion de développer telle ou telle compétence», répond Héléna Chu, manager.
Car la société dit miser avant tout sur ses employés. «Nous ne sommes pas orientés clients, mais collaborateurs, assure Cédric Boisne. S’ils sont bien dans l’entreprise, ils sont meilleurs et les clients sont contents.»
Une évidence pour Raphael H. Cohen, qui rappelle cependant que si cette «inversion» est prônée par de plus en plus d’experts, elle est dans les faits très peu appliquée, par habitude d’être axé en premier lieu sur les clients.
Julhiet Sterwen, entreprise «à mission» en France (finalité sociale ou environnementale en plus du but lucratif ) affiche un chiffre d’affaires d’une centaine de millions, dont 5% environ sur la Suisse. «Mais nous n’avons pas d’objectifs financiers individuels ou communs. Notre chiffre d’affaires est en quelque sorte une conséquence de notre travail», estime Cédric Boisne.
Fixer des objectifs en amont, plutôt que de simplement demander à ses équipes de «donner le meilleur» témoigne d’un manque de confiance dans leur niveau d’engagement pour faire naturellement au mieux, atteste Raphael H. Cohen.
Une hiérarchie particulière
Le modèle de JS consiste aussi à ne pas avoir d’organigramme. Même s’il existe bien des «partenaires» dans l’entreprise, dont deux sont présents autour de la table à Nyon. Ils s’expriment au même titre que les autres, là où la hiérarchie est souvent davantage marquée dans le secteur. Les collaborateurs passent cependant des «grades», consultant junior, senior, et autres niveaux intermédiaires, en fonction de leurs compétences et de leur ancienneté. Contradictoire avec une volonté d’horizontalité? «Monter d’un grade n’empêche pas à un autre collègue de le faire comme c’est le cas dans d’autres entreprises, et ces titres sont surtout là pour les clients», répond Joël Siegwart, manager.
Autre dimension inhabituelle et un peu technique: l’entreprise fonctionne par «communautés» d’expertises, 18 en tout, auxquels tous les collaborateurs, en France comme en Suisse, peuvent adhérer. Parmi ces «groupes», leadership et management, assurance et protection sociale ou encore secteur public. Un nouveau collaborateur peut choisir la «communauté» pour laquelle il oeuvrera. Il peut aussi changer. Il aura aussi un «référent», sorte de coach qui le suivra sur le long terme et qui l’évaluera en se basant sur les compétences attendues. Mais les «responsables de missions», sortes de chefs temporaires pour un mandat précis, produisent eux aussi des évaluations, pour une pluralité des regards. En clair, les responsabilités sont évolutives.
Une forme d’holacratie, en somme, forme de management avec des prises de décisions formalisées et une répartition des responsabilités. Comme le pratiquent en Suisse, à des degrés divers, les sociétés QoQa, Loyco, Liip ou encore Kyos. Mais l’équipe de Julhiet Sterwen n’a visiblement pas envie qu’on lui colle une étiquette. «On s’en inspire, mais c’est notre propre modèle», réagit Joël Siegwart. A l’heure où la pénurie de personnel fait rage dans beaucoup de secteurs, ce management est-il un outil marketing? «C’est avant tout une réalité dont on parle quand on veut recruter, oui», opine Cédric Boisne. «On le fait aussi auprès de nos clients pour montrer notre capacité à prendre en charge tout type de transformation, par la combinaison des expertises», enchaîne Héléna Chu.
L’entreprise compte bien se développer dans l’Arc lémanique. Comment? Sans donner de détail, Cédric Boisne sourit: «Nous n’avons pas d’objectifs. Mais nous avons des envies». Autour de la table, ses collègues éclatent de rire.
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«Nous ne sommes pas orientés clients, mais collaborateurs» CÉDRIC BOISNE, PARTENAIRE CHEZ JULHIET STERWEN