Le Temps

Le voyage en immersion de François Revaclier

Dans «Road tripes», à voir au Théâtricul, à Chêne-Bourg, le comédien genevois raconte comment il se fond dans les décors d’Asie qu’il arpente depuis trentecinq ans. Sensible et attachant

- MARIE-PIERRE GENECAND Road tripes, Théâtricul, Chêne-Bourg, jusqu’au 21 janvier.

Il y a les touristes qui s’imposent et les touristes qui s’effacent. Clairement, depuis qu’il explore l’Indonésie et d’autres contrées d’Asie, François Revaclier appartient à la seconde catégorie. Au point d’apprendre la langue locale et d’adopter le doux nom de Dalamdunia, qui signifie «à l’intérieur du monde». Au point aussi de se soumettre à un rituel corsé pour trouver son animal totem: vingt-quatre jours de marche forcée dans la jungle, sans manger et en subissant différente­s épreuves physiques comme cette noix de coco brisée sur son crâne…

Ces expérience­s formatrice­s, qui rappellent que ce n’est pas l’homme qui fait le voyage, mais le voyage qui fait l’homme, François Revaclier les restitue dans Road tripes, balade libre au pays de son passé nomade, composée autant de souvenirs que d’images et de sons glanés depuis ses 18 ans. Sensible, proche des spectateur­s trop peu nombreux dans la petite salle du Théâtricul, la veillée mise en scène avec Attilio Sandro Palese invite à s’oublier et à se laisser porter par le surgisseme­nt.

Un punk à la plume appliquée

C’est sa première tentative d’écriture et, pourtant, par sa manière de plonger dans les sensations qui l’ont traversé durant ses voyages, François Revaclier rappelle Nicolas Bouvier. Cette touffeur, par exemple, dès son arrivée sur le tarmac indonésien. Et comment ensuite il est assailli par les taxis, puis arnaqué par un chauffeur qui, imperturba­ble, sourit. Le récit est littéraire, sage, appliqué. Une surprise, car on attendait de ce comédien punk une langue plus bousculée, hachée. Des éclats de langage.

«Pour une fois que j’écris, j’ai joué le jeu à fond, explique l’intéressé. C’est-à-dire que j’ai raconté au plus près de moi ce que j’ai vécu, même si ça fait pas mal d’éléments consignés. Mais j’ai beaucoup coupé. Je suis passé de 17 à 12 tableaux!»

Des tableaux qui mêlent la fiction au réel. Lorsqu’il parle d’un volcan célébré par la population pour ses cendres fertilisan­tes, par exemple, François Revaclier transforme l’éruption en tremblemen­t de terre qui petit à petit engloutit l’observateu­r qu’il est. Pareil lorsqu’il se retrouve dans une rizière bordée de palmiers et dont les épouvantai­ls sont des morceaux de tissus colorés, en témoigne la vidéo diffusée: il s’imagine alors en père de famille métissée qui finit par s’enfoncer dans le sol meuble, comme s’il devait rejoindre le centre de cette terre qu’il aime tant.

Parfois, les trips sont pour de bon psychédéli­ques, comme ce moment où François, alias Albert, prend un acide sur le toit-terrasse d’un hôtel et qu’il voit les buildings pousser autour de lui. Durant cette séquence, le régisseur Loane Ruga projette des vagues lumineuses qui parcourent les parois du théâtre et le public danse avec le comédien. Ces passages de douce dérive frappent plus que les évocations concrètes, littérales, comme si la poésie rendait mieux compte des bouleverse­ments intérieurs des «vrais» voyageurs, ceux qui se laissent chavirer par l’étrangeté.

Les pirates de Bornéo

Cela dit, l’expédition dans la forêt de Bornéo est puissante aussi. Entre l’humidité extrême sous le toit végétal, hermétique, et la ronde des moustiques, le public ressent profondéme­nt la situation. Tellement, d’ailleurs, que l’on prend presque pour argent comptant, la photo qui circule dans les rangs. On y voit un campement dont les trois veilleurs affichent une tête de léopard. «Le peuple des Penan est très animiste. Le léopard garantit la protection», explique François Revaclier à la sortie. «Contre les animaux sauvages?» questionne-t-on. «Non, contre les pirates. La forêt de Bornéo attire les chercheurs d’or qui, eux, attirent les pirates.» Une fois de plus, rappelle l’auteur de Road tripes, l’homme est le plus grand prédateur.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland