«Dénoncer un abus au sein de la Fraternité, c’est accepter de la quitter»
Le sociologue des religions à l’Université de Lausanne Josselin Tricou estime que la FSSPX est un lieu où sont réunis et s’accumulent de nombreux facteurs propices aux abus sexuels et à leur non-dénonciation. Il tire un parallèle avec le vécu des personnes qui ont subi un inceste
Les langues se délient. Et la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X ne fait pas exception. Elle aussi est gangrenée par les abus de ses prêtres, comme le démontre notre enquête. Mais la réalité d’une telle communauté ultracatholique rend les dénonciations d’autant plus difficiles, selon Josselin Tricou, maître-assistant à l’Institut de sciences sociales des religions de l’Unil, auteur du livre Des soutanes et des hommes. Enquête sur la masculinité des prêtres catholiques et ayant participé aux recherches commanditées par la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase) en France.
«On peut assimiler les abus au sein de la FSSPX au vécu des personnes qui ont subi un inceste»
Comme l’Eglise catholique, la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X compte des abus en son sein. En quoi ces deux réalités sont-elles différentes?
La FSSPX est une communauté qui cumule à la fois les facteurs «violentogènes» propres à l’Eglise catholique, à savoir la sacralisation du prêtre, le monopole du pouvoir par les hommes, la légitimation de ce pouvoir par le respect d’une norme sexuelle, etc. et les facteurs «violentogènes» propres à une secte, à savoir l’entre-soi, le refus du monde, une prise en charge totale des individus, etc. La FSSPX est donc un lieu où sont réunis et s’accumulent de nombreux facteurs propices aux abus sexuels et à leur non-dénonciation.
Est-il plus difficile de dénoncer un abus quand on est au sein de la FSSPX?
On peut assimiler cela au vécu des personnes qui ont subi un inceste. Comme l’agresseur est membre de la famille, c’est très compliqué de le dénoncer, car cela susciterait des fortes divisions internes. Le coût relationnel de la dénonciation est ainsi très important. Dénoncer un abus au sein de la fraternité, c’est accepter de la quitter avec tout ce qui va avec, alors qu’on peut avoir bien des raisons d’y rester, des liens familiaux et amicaux, des envies liturgiques ou de foi.
La FSSPX a refusé d’ouvrir ses archives à la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise, en France. Comment l’expliquer?
La FSSPX refuse complètement l’idée qu’il y ait une instance externe qui puisse s’occuper de l’Eglise, car elle estime que cette dernière est une société sainte, parfaite et autosuffisante, c’est-àdire qu’elle est dotée de tout ce qu’il faut pour s’occuper d’elle-même, comme un droit pénal ou des tribunaux. En ce sens, l’Eglise n’a pas à rendre compte de ses actes à des instances extérieures et surtout pas à des instances séculières. La FSSPX a ainsi du mal à reconnaître la légitimité du monde extérieur à la regarder, mais peine aussi à accepter que son image puisse être entachée par des abus. Comme d’autres mouvements traditionalistes, elle joue ainsi la carte de la «brebis galeuse», en refusant l’aspect systémique de ces abus et en ne remettant pas en question l’institution.
Aujourd’hui, à l’heure où les langues se délient, cette défense de la brebis galeuse fonctionne-t-elle encore?
Oui, en interne, parce que les gens sont dans un entre-soi suffisamment fort pour penser que c’est bel et bien le cas. La FSSPX fonctionne en vase clos et se positionne dans une logique doublement obsidionale de défense à l’égard du reste du monde, qui est jugé perverti et mauvais, mais aussi à l’égard de l’Eglise catholique officielle, qui est jugée contaminée par ce monde mauvais. Ce sentiment de supériorité dans la minorité favorise les abus et leur impunité, parce que si des affaires éclataient au grand jour, c’est toute la fraternité qui en pâtirait, alors on fait en sorte que ceux qui dénoncent partent.
Vous utilisez le mot «secte», comme nombre de nos interlocuteurs, qu’est-ce qui vous fait dire cela?
Il y a deux sens au mot «secte», le sens sociologique qui veut qu’une secte soit une communauté qui ne vise pas son expansion et qui trace une frontière très nette entre elle et le reste du monde, les purs et les impurs, ce que fait la FSSPX. Et il y a le sens juridique du terme qui désigne des phénomènes d’emprise sur les individus, etc. Mais en réalité, les deux vont souvent de pair.
Quand on observe le fonctionnement de la FSSPX face aux abus, on a l’impression de voir celui de l’Eglise catholique d’il y a de nombreuses décennies…
La Fraternité a fait le choix explicite de recréer une Eglise catholique parallèle, comme celle-ci fonctionnait avant le concile Vatican II, mais en plus petit. C’est un peu comme le train miniature du Swiss Vapeur Parc au Bouveret. Il est donc logique qu’elle adopte les mêmes travers que l’Eglise catholique de l’époque, comme le déplacement des personnes gênantes ou le refus global de coopérer avec les instances séculières, notamment la justice. Mais, en même temps, la FSSPX souffre d’un certain «complexe d’Astérix»: c’est le dernier village gaulois retranché face aux Romains. Et ce sentiment d’assiègement peut induire paradoxalement des logiques de coopération ponctuelle, ce qui explique la dénonciation de certains prêtres abuseurs à la justice, pour éviter sans doute sa trop forte remise en cause interne ou externe, et son éventuelle disparition.
Sans ces dénonciations, la FSSPX pourrait-elle disparaître?
L’enjeu pour elle est de ne pas trop attirer l’attention sur ses structures, et parmi elles, sur ses écoles ou celles qui lui sont affiliées, car l’Etat, notamment en France, pourrait très bien décider des fermetures administratives. Or, les écoles, c’est le lieu de reproduction de la Fraternité. Dans un phénomène de secte, on ne se reproduit pas par prosélytisme, il faut donc que la reproduction soit endogène, au travers de familles nombreuses, convaincues, et d’enfants scolarisés dans des structures contrôlées par la communauté. Outre des rentrées d’argent non négligeables, ces écoles sont aussi des lieux d’employabilité pour les prêtres, et de recrutement sacerdotal. Très tôt, il est possible de repérer des enfants en bas âge qui feraient de bons prêtres et de les guider vers cette voie. Ce n’est pas pour rien qu’il y a autant d’écoles dans ce genre de communauté. Or, les écoles, c’est le lieu majeur des abus cléricaux. ■