Le Temps

François de Riedmatten, une vie dévastée par la violence d’Ecône

Le Valaisan a grandi dans l’univers de la Fraternité Saint-Pie X. Il raconte une enfance colonisée par les coups, les agressions sexuelles et l’emprise. Et comment son existence s’est changée en perpétuell­e survie

- AGATHE SEPPEY @AgatheSepp­ey

Il s’est rasé, a enfilé une chemise bien repassée et recoiffe ses cheveux cendrés sous le crachin qui tombe du ciel. C’est un jour qui compte, peut-être plus que tous les autres. Il y a 72 heures, François de Riedmatten sautait dans un avion à Bogota, où il vit depuis deux ans, pour venir en Suisse. Il l’attendait depuis «trop longtemps», ce moment où il serait prêt à raconter son histoire. «C’est le petit François qui agit, je le sens qui cogne en moi», lâche-t-il en marchant au bord du lac de Montorge, écrin de verdure dans les hauts de Sion. Son histoire, c’est celle d’une enfance où la violence psychologi­que, physique et sexuelle, tapie sous le vernis doré du catholicis­me d’«Ecône», a rongé son être et ses rêves. Jusqu’à le briser.

Juillet 1982. François vient au monde à Sion. Il est François Xavier Marie Joseph, sur le passeport. Bébé a le sang bleu. En Valais, la famille de Riedmatten porte l’histoire d’une puissante dynastie, dont plusieurs membres ont exercé la charge de prince-évêque aux XVIe et XVIIe siècles. Ses parents gravitent dans l’univers de la Fraternité sacerdotal­e Saint-Pie X (FSSPX). Catéchisme, confession, communion. Messe, mantille, missel. Au quotidien, il faut prier, étudier la vie des saints, et par-dessus tout ne pas finir en Enfer. Ce que François ne sait pas encore, c’est que son enfer, il le vivra sur terre.

Garde-à-vous et martinet

«Les coups ont commencé à Fleurs de Mai, l’école primaire de la fraternité dans le Valais central. On était frappés devant les autres, avec des baguettes et le pantalon baissé», se souvient l’homme de 41 ans. Gamin franc du collier, quatrième d’une fratrie de cinq, François passe ses journées dehors; les copains, le lac de Montorge, le beau quartier. A 8 ans, il est envoyé en pensionnat en France. La Péraudière se situe à Montrottie­r, village isolé à une heure de Lyon. C’est un établissem­ent pour garçons proche de la FSSPX, réputé pour sa sévérité et où se trouvent d’autres petits Valaisans issus de familles catholique­s traditiona­listes. Là-bas, on prie et on porte l’uniforme. On chante en grégorien, on se déplace en rangs, on étudie par coeur et on répond au garde-à-vous. Tous les soirs, c’est soupe-nouilles-fromage blanc. Et le règlement n’est pas négociable: tout «manquement à l’honneur» est sanctionné.

«J’entends encore le bruit du martinet.» Plus de trente ans après, François sent toujours les «torgnoles» quotidienn­es, les gifles en cascade, le tympan qui se perce, les chocs du fouet sur ses fins mollets. A La Péraudière, on punit les enfants qui trichent, ceux qui regardent de travers, ceux qui chuchotent et ceux qui cassent un verre. «Après les coups de martinet, il fallait parfois réciter le Notre Père et dire merci.» Le Valaisan explique que, «dans ce monde-là, te donner de l’amour, c’est vouloir te remettre sur le droit chemin. Je pensais que c’était une chance qu’on me frappe, que c’était pour mon bien.» Il décrit une violence qui s’infuse partout: humiliatio­ns publiques, privations de nourriture, punitions collective­s, encouragem­ent de la délation. François de Riedmatten se remémore un climat où les élèves sont montés les uns contre les autres. «Tu bouffes ou tu te fais bouffer.» Plus il se rebelle, plus on le mate. On lui dit que «hors de l’Eglise, point de salut». Et que, hors de la FSSPX, «tout est mauvais». Alors il serre les poings.

«Mea maxima culpa»

Les châtiments rencontren­t aussi les peurs bibliques. Les livres, les prières, les adultes parlent sans cesse de l’Enfer. Péchés véniels, péchés mortels. Au confession­nal, il faut s’accuser. Mea culpa, Mea culpa, Mea maxima culpa. A défaut, on vous promet les flammes pour l’éternité. Le blondinet s’emmêle les pinceaux et son cerveau tricote des angoisses. Il ne faut surtout pas imaginer de corps nus ou offenser son prochain – «plus on me disait de ne pas avoir de pensées impures, plus j’en avais, plus ça me hantait». Et penser, c’est parfois déjà pécher. «Tu es tout le temps fautif, quoi que tu fasses. J’étais persuadé que j’avais le diable en moi.» Alors l’enfant commence à se griffer des croix sur le coeur avec ses ongles. Il se scarifie dès que son esprit sort du sentier minuscule sur lequel il est censé rester.

Et puis il y a ce surveillan­t laïc, Bertrand*. François n’oubliera jamais son regard noir. «Un jour où j’étais malade, il m’a fait dormir dans le lit plein de pisse d’un camarade qui faisait tout le temps pipi au lit. Je voyais qu’il prenait du plaisir à faire du mal.» La violence de Bertrand colonise alors ce qu’il a de plus intime. «Après la douche, il venait soulever mon sexe, soi-disant pour vérifier que j’étais bien savonné. Il me pinçait les fesses. Il me défonçait la gueule et me faisait des bisous tout de suite après. Quand ma chemise sortait, même un petit peu, de mon pantalon, il la remettait jusque dans mon calbute en faisant des allers-retours avec insistance, en passant sur mon entrejambe.» Les agressions sexuelles, François ne s’en est souvenu que de nombreuses années plus tard. «J’avais tout enfoui. Je pensais que ces biais cérébraux de protection n’arrivaient qu’aux autres.»

Derrière le grillage de sa «taule» au milieu des pâturages, le petit François regarde les rapaces tournoyer dans le ciel. Il pense à sa famille qu’il ne voit que quelques fois par an. A sa Suisse chérie. Il dédie ses poésies à maman, à papa. S’évade un peu durant les cours de théâtre. Il étudie Les Précieuses Ridicules de Molière et la naissance de Moïse. Il pleure beaucoup – on le taxe de «triste saint». Il échafaude un plan d’évasion avec un camarade – on les dénonce. Il cogne, manigance, pour sauver sa peau. Il écrit une lettre à sa mère et couvre la marge de larmes dessinées à la plume. Mais le courrier et les téléphones sont contrôlés et l’enveloppe ne quitte jamais l’école. Alors il s’accroche fort à l’idée qu’on ne pourra «quand même pas aller jusqu’à [le] tuer, sinon le pensionnat aurait des problèmes avec les parents». Et un jour de 1997, six ans après son arrivée, il jette les vieilles pantoufles de l’internat par la fenêtre de la voiture. Il est l’heure de rentrer à Sion.

Respirer, fuir, lutter

A 15 ans, François pense que la souffrance est enfin derrière. Arrivé au Collège des Creusets, il sent vite un décalage avec les copains et le programme scolaire. Il se souvient du malaise qu’il engendre quand on lui parle du big bang – «Je pensais que le monde avait réellement été créé par Dieu en sept jours.» Les dissertati­ons le paralysent. Quoi, il faut écrire son propre avis? «A

«Je suis comme un soldat à qui on n’a pas dit que la guerre était finie»

FRANÇOIS DE RIEDMATTEN

la pension, tout tournait autour de Jésus, je ne savais même pas ce que je pensais moi-même.» Il découvre les filles, les papillons dans le ventre et les baisers interdits. Commence à sécher la messe. Traîne beaucoup avec ses potes, «la vieille garde», qui deviendron­t son ancre. Et finit par faire une croix sur la religion et sur «Ecône». Ce n’est qu’après le bol d’air post-pension que la colère et la haine sont remontées. François casse des crucifix. S’embrouille avec les siens. On l’appelle «Judas», «l’atypique». Il bouillonne, insulte, frappe. Il a beaucoup d’humour aussi – «parfois, après avoir fait marrer tout le monde, je tournais les talons et j’éclatais en sanglots». Poli désespoir. La drogue et l’alcool sont sa fuite. «Je me donnais à moimême les coups que je ne recevais plus.» La violence du passé s’est incrustée au point de devenir «une seconde peau».

Durant ses années à l’Université de Fribourg, François attrape la main des psys et commence à démêler les noeuds de la tête et du coeur. Dans un rapport que Le Temps a pu consulter, son psychiatre écrit: «Il est bien évident que tant d’années passées à subir et à assister à des maltraitan­ces ont été et sont encore un traumatism­e. […] Très certaineme­nt, suite à cela, il a développé un trouble de l’adaptation important avec des symptômes d’un trouble post-traumatiqu­e.» Le théâtre, à l’Ecole Serge Martin de Genève, l’aide à (re)trouver qui il est. Il bifurque ensuite vers le journalism­e et rejoint le Valais. Il travaille au Nouvellist­e, à la télévision régionale Canal 9. Arrache des fous rires en jouant dans la série Champion (Canal 9, 2012) qui parodie l’univers du football amateur. C’est un carton. Il présente le téléjourna­l. Il présente bien. «De Ried» est une personnali­té locale, le chic type par excellence. Mais le masque ne tient jamais bien longtemps. Dessous se cache une intensité qu’il peine à contrôler. «C’est toujours noir ou blanc. Je suis comme un soldat à qui on n’a pas dit que la guerre était finie.» Le conflit lui est étrangemen­t confortabl­e. Ses boulots en pâtissent, ses relations aussi. La passion, la rupture. Le paradis, l’enfer, toujours. Il aime, il est aimé, mais ne sait pas quoi faire de l’amour qu’on lui donne.

Parler pour tous les autres

Et ce n’est pas faute d’essayer de panser les plaies. François «travaille sur lui», enchaîne cabinets de psy, positions de yoga, séjours dans des ashrams, stages de développem­ent personnel et séances d’hypnose. La spirituali­té l’habite, il se surprend même à reconsidér­er les pouvoirs de la Vierge. En 2015, il roule jusqu’à La Péraudière pour confronter Bertrand, le surveillan­t «sadique». «Je lui ai dit calmement que sa vie avait dû être horrible pour avoir fait tant de mal. J’ai senti que la honte avait changé de camp.» Une rencontre pour «la justice du coeur», dit François, toute procédure judiciaire étant hors délai en raison de la prescripti­on. Au lac de Montorge, il brûle le règlement de la pension en geste symbolique. Mais les idées noires qu’il a depuis l’enfance ne sont jamais très loin. La «dope» non plus. Difficile de se réconcilie­r avec soi-même quand on a cru si longtemps qu’on était le diable en personne. Epuisé par une détresse qui lui revient comme un boomerang, il veut que tout s’arrête. Un jour, il monte sur un pont, bouteille de whisky à la main. Ce qui l’empêche d’en finir? «Je ne voulais pas faire ce plaisir à Bertrand, d’avoir bousillé ma vie. J’avais déjà lutté trop longtemps pour survivre.» Autour de La Péraudière, de nombreux anciens élèves commencent à parler, à raconter sévices et agressions sexuelles; la presse se penche sur l’établissem­ent, des plaintes sont déposées. Contacté par Le Temps, le directeur actuel de l’école, François-Joseph Bonnand, dit être «abasourdi et révolté» à l’écoute du témoignage de François de Riedmatten – «c’est purement l’horreur». Il indique que Bertrand ne fait plus partie du personnel et que la violence n’est plus exercée dans l’établissem­ent, «je la condamne, elle est contraire à nos principes».

Aujourd’hui, François continue sa quête d’une paix intérieure. Depuis 2021, il a posé ses valises en Colombie; il est coopérant dans l’humanitair­e dans les quartiers chauds de Bogota – «où la résilience est une valeur très forte». C’est pour essayer de «sortir du tunnel» que le Valaisan a accepté de se confier au

Temps. Les larmes aux yeux, il lâche: «La douleur, ça isole beaucoup.» Témoigner pour délester. Il respecte la foi et les rites des croyants d’«Ecône» mais «porte la Fraternité Saint-Pie X pour responsabl­e» de ce qu’il a subi. «Mes parents ont entendu parler de la pension à Ecône. Toute cette idéologie et cette emprise sont un terreau fertile qui favorise les abus et les dérives sectaires.» Aujourd’hui, il veut clamer que «rien ne justifie la violence», dénoncer pour «tous ces gosses» qui souffrent en silence, victimes de «leur» Bertrand. Pendant longtemps, François a pensé que sa vie était une terre brûlée. Aujourd’hui, il espère que la parole fera repousser les fleurs. ■

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(SION, 18 DÉCEMBRE 2023/LOUIS DASSELBORN­E POUR LE TEMPS) Le Sédunois témoigne pour se décharger d’une souffrance qui l’aura détruit. Il veut clamer que «rien ne justifie la violence».

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