«Guayakill», plaque violente du narcotrafic
La plus grande ville d’Equateur est aussi l’une des plus dangereuses, gangrenée par le trafic de drogue et les conflits entre gangs locaux. Depuis dimanche, et l’évasion de l’ennemi public numéro 1, le pays vit une crise sécuritaire sans précédent
Au milieu du brouhaha du grand marché couvert du secteur (Sauces 9) de Guayaquil, ville côtière d’Equateur, Guillermo Torres s’affaire à couper des grappes de bananes plantains pour les quelques clients qui passent par là. «Il n’y a pas beaucoup d’affluence, concède-t-il. Les ventes sont en baisse. Les gens ont peur qu’il se passe quelque chose en ville.»
Habituellement, les commerçants rangent leur marchandise autour de 15h, mais cette fois-ci ce sera deux heures plus tôt. «Vous ne savez pas si vous devez aller travailler ou non, vous ne savez pas s’il va y avoir une attaque similaire à ce qui s’est passé sur la chaîne TC. La situation est vraiment incontrôlable ici», poursuit-il d’une voix chaleureuse mais préoccupée.
Un étrange climat règne dans la capitale économique de l’Equateur. La paranoïa et la terreur dominent depuis que le chef du gang Los Choneros, Adolfo Macias dit Fito s’est évadé de la prison 8 de Guayaquil, dimanche 7 janvier. Sa fuite a déclenché une grave crise sécuritaire et conduit le président Daniel Noboa à déployer 25 000 militaires. S’en sont suivies mutineries, prises d’otages, explosions.
C’est également ici, dans les locaux de la chaîne de télévision TC, qu’a eu lieu une spectaculaire incursion d’adolescents armés. Après s’être terrée une journée, la population vit dans la crainte d’un nouvel assaut et d’un déferlement de violences, à l’image de Maria (le prénom a été modifié à sa demande), propriétaire d’une modeste imprimerie située non loin du marché. «La classe moyenne se barricade. Ils clôturent et sécurisent les rues piétonnes. Chacun paie de sa poche la sécurité publique.»
De nombreuses artères sont effectivement fermées d’une barrière dissuasive dont seuls les riverains ont la clé. Pourtant, les 2,6 millions d’habitants de celle que l’on surnomme «Guayakill», sont habitués à la criminalité.
La plus grande ville d’Equateur vit au rythme des affrontements entre les différents gangs et des assassinats. A l’été 2023, elle affichait un taux d’homicide de 40,8 pour 100 000 habitants.
«Combatre frontalement l’insécurité»
Dans les quartiers les plus défavorisés, les jeunes sont recrutés de force par les groupes armés pour diverses tâches allant du trafic de drogues à la mission de tueur à gages. Comme tant d’autres, Maria place beaucoup d’espoirs dans la stratégie musclée du Daniel Noboa, entré en fonction en novembre dernier. En déclarant l’état de conflit armé interne, le plus jeune président équatorien, originaire de Guayaquil, a fait de la lutte contre les gangs un objectif militaire: «Je pense que c’est le meilleur plan que l’on puisse mettre en oeuvre: combattre frontalement l’insécurité. Nous ne voulons pas voir notre pays sombrer comme d’autres. L’Equateur a toujours été béni, nous n’avons pas une histoire de violence ou d’enlèvements.» Il y a quelques mois, le pâté de maisons de son petit commerce a été évacué à cause d’une alerte à la bombe. «Aujourd’hui, c’est encore pire» observe-t-elle, terrifiée pour l’avenir de ses enfants.
A quelques kilomètres de là, au coeur du quartier d’affaires, la place San Francisco s’anime mollement. Une petite tente de la Croix-Rouge accueille des volontaires venus faire don de leur sang, au milieu de nombreux magasins et banques fermés. La présence policière demeure inexistante jusqu’à l’arrivée discrète d’une dizaine d’agents municipaux. A l’ombre, des vendeurs ambulants trompent l’ennui en faisant grésiller des morceaux de reggaeton sur des enceintes de mauvaise qualité. Rares sont les badauds qui s’arrêtent pour acheter des fleurs ou des bougies.
«On voit des gens qui s’entretuent»
La veille, la fluette Graciela était la seule à venir ouvrir son stand de vêtements. Elle a fini par rentrer chez elle, faute d’activité: «Dieu merci, j’ai réussi à vendre quelque chose aujourd’hui!» souffle-t-elle. Elle habite depuis une quinzaine d’années à Guayaquil, et a vu le visage de la localité se transformer progressivement. «Les narcos et la criminalité existaient avant l’arrivée de Noboa, mais un tel niveau de brutalité… Aujourd’hui, on voit des gens qui s’entretuent, on n’ose même plus monter dans un taxi de peur d’être kidnappé! Ça n’existait pas tout ça avant!» s’emportet-elle.
«Nous avons peur que nos proches ne rentrent pas à la maison le soir. Parfois, ce sont des innocents qui paient»
MARIA, PROPRIÉTAIRE D’UNE IMPRIMERIE À GUAYAQUIL
Le changement de contexte est en partie dû à l’arrivée, dans les années 2010, de nouveaux groupes criminels internationaux, qui ont fait de Guayaquil une plaque tournante du trafic de cocaïne, importée des départements colombiens de Putumayo et de Nariño, à la frontière avec l’Equateur. Le pays dispose de ports importants sur sa côte Pacifique, soit d’un accès aux marchés d’Amérique du Nord et d’Europe.
Ces acteurs transnationaux sous-traitent le contrôle du trafic à des gangs locaux, ce qui donne lieu à des conflits pour le contrôle du territoire. «En plus de répandre le problème de la mafia et de la toxicomanie, cela ébranle notre confiance en Dieu, regrette Maria. Nous souffrons énormément ici, parce que nous avons peur que nos proches ne rentrent pas à la maison le soir. Parfois, ce sont des innocents qui paient.» ■