«Nous sommes en récession géopolitique»
La 54e réunion annuelle du Forum économique mondial se déroulera dans un contexte particulièrement difficile, tant sur le plan géopolitique que sur le plan économique. A deux jours de son ouverture, son président fait le point sur les attentes et répond a
Davos se barricade alors que 2800 dirigeants économiques et politiques se préparent à monter dans la station de ski grisonne. Børge Brende, ancien ministre des Affaires étrangères norvégien et président du Forum économique mondial (WEF) depuis 2017, nous reçoit dans son bureau genevois, à quelques jours de l’ouverture de la réunion annuelle.
Face à la dépression géopolitique mondiale, comment cette réunion à Davos peut-elle en quelques jours aider de manière réaliste? La dépression géopolitique mondiale, c’est ce que nous voulons absolument éviter. Nous sommes plutôt en récession géopolitique. A Davos, dans le passé, nous avons pu établir un dialogue dans de nombreux domaines importants. J’espère donc que, cette année, nous pourrons identifier des zones pour la collaboration, même dans ce monde polarisé et fragmenté. Il existe toujours des espaces dans lesquels des intérêts communs existent. Même entre pays concurrents, comme les Etats-Unis et la Chine autour des avancées technologiques par exemple, il existe des domaines dans lesquels ils ont intérêt à collaborer. Prenons le climat: nous n’aurions pas eu cet accord de la COP28 à Dubaï sur la transition hors des énergies fossiles sans l’accord sino-américain qui a précédé la réunion.
J’imagine que vous excluez l’Ukraine et la situation à Gaza de ces zones potentielles de dialogue? Des réunions décisives ont eu lieu par le passé à Davos, dans des salons aux portes fermées, sans médias. Elles pourraient advenir cette année aussi, même si c’est difficile à prédire à ce stade. Les délégations israélienne et palestinienne sont présentes, ainsi que les premiers ministres de Jordanie, du Liban et du Qatar, lequel a joué un rôle important en Ukraine et à Gaza. Nous avons aussi une importante délégation américaine, avec le secrétaire d’Etat, Antony Blinken, et Jake Sullivan, le conseiller à la Sécurité nationale. Sans compter la délégation chinoise et son premier ministre, Li Qiang, le président de l’Ukraine, celui de la France, la présidente de l’Union européenne, Ursula von der Leyen, etc. Par ailleurs, le dimanche précédent le Forum, 77 conseillers de sécurité nationaux du monde entier se retrouvent pour parler de l’Ukraine et de ce à quoi pourrait ressembler une paix future.
Davos ne serait-il pas l’endroit pour recevoir une délégation russe? Il n’y aura pas de délégation russe cette année, comme en 2023. On peut toujours discuter des avantages et des inconvénients de ce choix. Mais il faut des signaux du Kremlin démontrant un quelconque intérêt à terminer cette guerre et à respecter le droit international. Malheureusement, ces signaux n’existent pas. Ces dernières semaines, nous avons vu une escalade des attaques contre des civils innocents, des frappes sur des hôpitaux, des enfants enlevés, des femmes violées.
Et comment ces 77 conseillers de sécurité vont-ils parler de paix sans les Russes? Lors de ce rendez-vous – organisé par le gouvernement suisse et présidé par le conseiller fédéral Ignazio Cassis et le chef de cabinet de la présidence ukrainienne, Andriy Yermak, qui en portent la responsabilité –, j’espère que les 77 conseillers nationaux discuteront de solidarité avec l’Ukraine, de sa souveraineté, d’aspects humanitaires. Mais je pense qu’ils aborderont aussi ce que pourrait être une situation future de paix. Parce que chaque guerre doit finir. A quoi cela pourrait-il ressembler, sur la base de la souveraineté territoriale de l’Ukraine et de la Charte des Nations Unies?
Quel rôle la Suisse joue-t-elle encore sur la scène internationale? Ne s’estelle pas fait dépasser dans son rôle historique de médiateur par le Qatar, la Turquie, ou d’autres pays? Cette conférence pour la paix est très importante et prestigieuse. Elle s’est déroulée à Copenhague, à Djeddah et à Malte avant cette édition. Je pense que la Suisse et son ministre des Affaires étrangères, Ignazio Cassis, montrent leur leadership en l’accueillant. La Suisse est un pays neutre, mais pas en ce qui concerne le respect du droit international et de la Charte des Nations unies. C’est un pays encore très respecté, qui joue d’importants rôles mondiaux.
Le WEF peut-il vraiment jouer un rôle sur le plan géopolitique alors même que l’ONU démontre son incapacité à agir face à ces conflits? Nous soutenons l’ONU. Nous sommes très heureux que le secrétaire général Antonio Guterres soit avec nous pour deux jours, ainsi que 30 organisations onusiennes. Le point fort de Davos, c’est que nous réunissons aussi les grandes entreprises du monde; nous avons toutes les parties prenantes, y compris la société civile, les chefs religieux et les jeunes dirigeants. Nous pensons que nous pouvons apporter un autre regard, et que les entreprises peuvent aussi appeler à l’action. Davos peut soutenir des efforts en cours et être le catalyseur de nouvelles manières de penser. Il y a beaucoup de coalitions très efficaces à l’heure actuelle, et d’autres viendront. Par exemple quand les 130 plus grandes entreprises du monde s’engagent, par le biais de l’Alliance des PDG leaders du climat, à atteindre le «zéro émission nette» en 2050, cela montre que Davos peut avoir un vrai impact. La mise en place des objectifs de développement durable ou l’éradication de toute pauvreté extrême d’ici à 2030 ne seront pas possibles sans une pleine mobilisation du secteur privé.
«Il existe toujours des espaces dans lesquels des intérêts communs existent. Même entre pays concurrents, comme les Etats-Unis et la Chine»
Vous annoncez la venue de 2800 dirigeants politiques et économiques, issus de 120 pays. La concentration de pouvoir à Davos est impressionnante. Le WEF ne prend-il pas le dessus sur les démocraties? Nous ne remplaçons absolument pas les décisions démocratiques, ni les Nations unies ou n’importe quelle organisation multilatérale. Le Forum est complémentaire. Notre force est d’être une organisation internationale pour la coopération entre le public et le privé. Il ne s’agit pas de prendre des décisions, mais de motiver les entreprises pour qu’elles s’engagent en matière de durabilité, de lutte contre la corruption et d’accès au numérique. Il s’agit aussi de favoriser la collaboration entre les entreprises et les gouvernements sur de nouveaux sujets. Des millions d’enfants ont, par exemple, pu être vaccinés grâce à l’alliance Gavi, lancée à Davos.
Des théories du complot fleurissent sur les réseaux sociaux à propos du WEF. Il y a des années, lorsque je lisais mon journal national, je savais que la rédaction faisait un choix et retenait les informations vérifiées. Aujourd’hui, beaucoup d’individus s’informent principalement via les réseaux sociaux; s’ils pensent que toutes les informations sont véridiques, nous avons un problème. La vraie question est: est-ce que la démocratie peut survivre à ces plateformes non régulées?
Et quelle est votre réponse? Je pense que nous avons besoin de «règles de trafic», pour les réseaux sociaux comme pour l’intelligence artificielle (IA).
Dans votre rapport sur les risques globaux, la désinformation est le premier risque identifié, alors que cet élément ne figurait pas dans les dix premiers risques l’année précédente. C’est à cause de ChatGPT? Non, ChatGPT est en fait un outil très utile. L’IA induit des risques et des opportunités. Nous connaissons les enjeux liés aux réseaux sociaux depuis longtemps, désormais nous devons agir. Les algorithmes renforcent les bulles d’opinions et alimentent les théories du complot. C’est un grand défi et je pense qu’il faut le traiter avec plus de force.
Sur la question de l’IA, que voulez-vous réaliser? Nous voulons nous assurer que ces nouvelles technologies – l’intelligence artificielle, le machine learning, l’utilisation des big data – fonctionnent dans l’intérêt de l’humanité. Il y a un potentiel élevé qui peut conduire à une plus grande prospérité. Si l’IA est appliquée de la bonne façon, elle peut conduire à une augmentation de la productivité de 30% dans la prochaine décennie. Cela signifie des trillions de dollars économisés. La productivité induit la prospérité. La prospérité signifie que vous produisez la même chose avec moins de ressources.
C’est aussi moins d’emplois… C’est l’histoire de la révolution industrielle. Il n’y aura pas moins d’emplois, mais des emplois produisant plus de valeur ajoutée. L’IA va remplacer certains métiers ou les faire évoluer. Par ailleurs, il faut garder en tête que dans de nombreux pays, il y a une pénurie de personnel. L’IA est aussi un outil très, très puissant. C’est probablement l’une des plus grosses percées depuis l’électricité et l’internet. Bien utilisée, elle peut être un moteur de prospérité. Mais on peut aussi, à l’inverse, dévier, perdre le contrôle, avec des robots tueurs, des deepfakes et des cyberattaques encore plus élaborées, à même de pénétrer les défenses les plus sophistiquées. Avec des coûts énormes pour la société. A l’heure actuelle, seule l’Union européenne a introduit des règles assez strictes en ce qui concerne l’IA. J’espère que nous pourrons atteindre un consensus plus large à Davos, car nous avons besoin de «règles de trafic» à l’échelle mondiale.
Vous parlez de «règles de trafic», mais c’est en fait une réglementation que vous souhaitez? Je pense qu’il serait pertinent d’avoir des «règles de trafic» mondiales pour l’IA et j’espère que nous assisterons à un appel en ce sens. Je pense que Davos est bien positionné pour mener une discussion informelle sur le sujet. La réglementation contribue à une forme de civilisation, car elle permet de s’assurer que l’IA travaille dans l’intérêt des humains, et pas l’inverse. Mais c’est un domaine compliqué, nous essayons depuis des années de trouver des accords. Le but est que les 120 nations représentées à Davos comprennent que c’est dans notre intérêt d’aller dans cette direction.
On a l’impression d’assister à un Davos très géopolitique cette année. C’est toujours un forum économique? Davos est toujours un reflet de la réalité dans le monde. La situation géopolitique actuelle est la plus compliquée depuis des décennies, mais nous ne sommes pas tirés d’affaire sur le plan économique non plus. Car la croissance mondiale de 2,9% prévue pour cette année est inférieure au taux de croissance moyen des 20 dernières années, qui était proche de 3,8%. La dette mondiale est très élevée et inquiétante, à un niveau record depuis cent ans. Elle atteint 300% du produit intérieur brut mondial. Les questions économiques et commerciales sont encore très importantes, et sont aussi très liées à la situation géopolitique. Si celle-ci s’aggrave encore davantage, les conséquences sur l’économie, les emplois et la prospérité seront très sérieuses.
Le Forum qui démarre est très fort. La venue du premier ministre chinois conduira aussi à une attention plus importante portée à la relance de la croissance économique, au commerce international et aux technologies. La Chine est la deuxième plus grande économie du monde, avec une croissance à 5%. Il faut comprendre son chemin et ses réformes futures, qui sont également très importantes pour le reste du monde, en raison de la taille et de l’importance du pays. Lors de cette 54e réunion annuelle, je pense qu’il y aura beaucoup d’attention portée sur l’économie, le commerce et les technologies, outre les questions géopolitiques.
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«Nous ne remplaçons pas les décisions démocratiques, ni les Nations unies ou n’importe quelle organisation multilatérale»