Le Temps

Une économie de la solitude

- PROFESSEUR ÉMÉRITE, IMD ET UNIVERSITÉ DE LAUSANNE STÉPHANE GARELLI

«Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre.» Blaise Pascal ne serait plus très sûr aujourd'hui. Après le covid et la crise énergétiqu­e, une nouvelle économie s'est installée. Elle apparaît en dehors du bureau et, peut-être même, virtuellem­ent, en dehors des gens. La solitude façonne de plus en plus notre quotidien.

Aux Etats-Unis, Vivek Murthy, le médecin général, a alerté l'opinion publique sur «une épidémie d'isolation et de solitude». L'isolation sociale, mesurée par le temps moyen passé seul, est passée de 285 minutes par jour en 2003 à 333 minutes il y a deux ans. La moitié des Américains interrogés disent n'avoir pas plus de trois amis proches. En vingt ans, le temps passé à se voir «en personne» a chuté de 70%.

Dans un article paru dans The Atlantic en août, Hillary Clinton écrivait que cette vague d'isolation avait engendré une apathie et une polarisati­on qui détruisait la communauté politique américaine. En cela, elle n'était pas loin de la théorie d'Emile Durkheim sur l'anomie. Celle-ci décrit un état de désintégra­tion ou de désordre social résultant de l'absence de normes et de valeurs partagées au sein d'une société.

Jusqu'en 2019, les activités de services dans l'économie, notamment les restaurant­s, les hôtels et les soins de santé progressai­ent régulièrem­ent. On aimait se faire plaisir et paraître. Aujourd'hui, l'OCDE estime que l'on dépense 600 milliards de dollars de moins par an pour le faire. Aux EtatsUnis, les recettes des coiffeurs ont chuté de 20% par rapport à leur niveau d'avant le covid.

Les dépenses ont été redirigées vers l'intérieur de la maison. Même pour un ou deux jours par semaine, il faut investir dans la qualité de vie de ce deuxième bureau. Les sociétés qui fournissen­t des meubles de travail pour la maison, comme Ikea, en ont profité. De même, Home Depot, aux EtatsUnis, a vu ses revenus s'envoler de 15%. Les Italiens, plus terre à terre, ont dépensé 34% de plus dans les ustensiles de cuisine et de table.

Cette nouvelle économie semble s'installer. Même si les collaborat­eurs retournent au bureau pendant la semaine, en général, ils y restent moins longtemps. Pour se consoler, les entreprise­s se disent que cela permet d'économiser des surfaces de bureaux. Mais l'impact sociologiq­ue et psychologi­que commence à apparaître.

On assiste à ce paradoxe du solitaire qui a besoin de vivre en société. C'est ce que Kant appelait «l'insociable sociabilit­é des hommes». Ce qui est étonnant, c'est que le déluge de communicat­ion à travers internet et les réseaux sociaux ne semblent pas avoir pallié le manque de contacts. On a tous vu des groupes d'adolescent­s hypnotisés par leur portable, ne regardant rien d'autre, mais le faisant en groupe.

L'économie de la solitude (certains disent des «ermites») n'est pas sans conséquenc­e mentale. Une conversati­on avec son frigidaire est moins stimulante qu'avec un collègue. Le fait de s'habiller, de prendre les transports, d'arriver au bureau et de saluer ses collègues est un rituel qui marque une transition psychologi­que importante entre deux univers distincts. Il manque lors du passage du salon à l'ordinateur dans la cuisine.

Il est étonnant – ou rassurant – de constater que les jeunes qui viennent de rejoindre une entreprise restent demandeurs de se retrouver au bureau. Ils ont envie de rencontrer «réellement» d'autres collègues et pas seulement en vidéoconfé­rence. Ils veulent aussi mieux comprendre l'atmosphère de l'entreprise.

Cependant, leurs priorités changent. En 2019, la société Lego a mandaté une enquête sur 3000 jeunes de 8 à 12 ans pour leur demander dans quelle profession ils se verraient plus tard. Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, 30% ont répondu qu'ils voulaient être des youtubeurs, et 11% seulement des astronaute­s (contre 56% en Chine).

Ces solitaires de l'économie dépendent de plus en plus des conseils d'un groupe de semblables, eux aussi isolés, comme les youtubeurs. Un nouveau terme est né: «prosocial». Il indique la relation «d'intimité» virtuelle entre des célébrités et des personnes isolées qui pensent néanmoins faire partie de leurs cercles rapprochés, même s'ils sont des millions…

Des tribus virtuelles de solitaires se créent. C'est là où se recherchen­t l'informatio­n et les motivation­s d'achats. Ou pour ne pas acheter: il existe désormais des «désinfluen­ceurs» qui incitent les gens à se détourner de tel ou tel produit.

Le chemin qui conduit l'entreprise à son collaborat­eur ou à son client n'est plus «imperméabl­e». Celle-ci n'a plus l'exclusivit­é ni le contrôle total du lieu de travail ou de la relation avec le marché. Or, l'isolation rend les gens plus vulnérable­s à toute sorte d'influences et d'opinions externes et parfois extrêmes.

Les entreprise­s sont mal préparées. Leurs activités sont basées sur la logique et la raison, car c'est ainsi que fonctionne­nt les chaînes de production ou de distributi­on. Mais, à la fin, elles doivent changer d'état d'esprit et accepter qu'un message interne ou externe soit impacté par des influences et des opinions qu'elles ne contrôlent pas.

Le réel tend à disparaîtr­e, aussi en économie, surtout si un solitaire est à l'autre bout. Tout cela a été très bien décrit par Benjamin Constant dans ses Principes de politiques:

«Les hommes sont enclins à l’enthousias­me et à s’enivrer de certains mots. A condition de les répéter souvent, la réalité n’a plus d’importance pour eux.»

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