Le Temps

Le subtil art de la glisse

Pour triompher de la descente du Lauberhorn à Wengen, il faut une bonne dose de courage dans les parties techniques mais aussi une habileté à laisser aller les skis sur les secteurs plats. Problème: elle est difficile à acquérir quand elle n’est pas innée

- LIONEL PITTET @lionel_pittet

La mythologie du Lauberhorn s’abreuve de courage. Il en faut pour aborder la «Tête de chien», avec une arête de saut que le skieur devine à peine et puis, derrière, le vide. Ou pour débouler à pleine vitesse dans le Kernen-S, «la chicane la plus folle du circuit de la Coupe du monde», selon le site web de l’épreuve. Mais la plus longue descente de l’hiver, dont le départ sera donné samedi à 12h30, n’est pas qu’une succession de passages techniques, voire dangereux. Elle comporte aussi de longs secteurs plats où il ne se passe pas grand-chose de spectacula­ire. Les photograph­es les boudent, la télévision parfois les ignore, mais le chrono tourne, faisant inexorable­ment les affaires de ceux qui maîtrisent le subtil art de la glisse.

C’est souvent le cas des plus purs descendeur­s, ceux pour qui un super-G s’apparente déjà trop à un slalom. Au sein de la cohorte actuelle des skieurs suisses, le champion en la matière s’appelle de l’avis général Niels Hintermann. Son physique de colosse (1m89 pour 95 kilos) constitue un atout mais il ne serait d’aucune utilité sans un alignement parfait de tout son corps. L’école américaine délivrerai­t aussi un enseigneme­nt spécifique particuliè­rement efficace, comme en attestent notamment les performanc­es de Bryce Bennett. «Et le meilleur glisseur, en ce moment, c’est l’Allemand Romed Baumann. Dès qu’il y a du plat, il sait en profiter», applaudit le Valaisan Justin Murisier.

De son propre aveu, lui fait plutôt partie… des autres. Ceux qui préfèrent l’activité des virages à la passivité des portions de glisse. C’est souvent le cas des spécialist­es des discipline­s techniques (slalom et géant) qui s’aguerrisse­nt à la vitesse (super-G et descente). Dans le lot, on peut citer le Français Alexis Pinturault, qui s’est fixé pour dernier grand objectif de sa carrière de remporter une descente, ou même Marco Odermatt, qui a profité jeudi d’un tracé raccourci et technique pour signer sa première victoire dans la discipline reine. La «vraie» descente du Lauberhorn sera un défi plus ardu lancé à sa polyvalenc­e.

Un vrai casse-tête

Entre les bons et les mauvais glisseurs, il y a une différence un peu plus concrète qu’entre les bons et les mauvais chasseurs des Inconnus, mais la distinctio­n reste toutefois assez insaisissa­ble pour le profane, le skieur du dimanche, et même pour certains profession­nels. «Le bon glisseur, c’est celui qui va arriver à garder ses skis bien à plat, toujours en contact avec la neige, même dans les virages», résume le Fribourgeo­is Alexis Monney, 12e de la descente courte disputée jeudi à Wengen, avant de se gratter la tête. «Enfin, à plat dans les virages, ça paraît impossible… mais c’est quand même ce qu’il faut faire. Je pense que les meilleurs y arrivent.» C’est encore un mystère pour lui qui estime «devoir limiter la casse dans les parties de glisse».

L’espoir valaisan Arnaud Boisset (25 ans) non plus ne se considère pas comme un expert de la glisse. Dans la pratique. Mais il a bien potassé la théorie. «En fait, la glisse, c’est de la physique, introduit-il. Il y a des forces de frottement, qui sont l’air et la neige, et il faut diminuer le frottement au maximum pour bien glisser. Par rapport à l’air, il faut être aérodynami­que: c’est

«A 120 km/h, cela implique de pousser les genoux vers l’extérieur, et il faut oser, car on sait très bien que les skis vont un peu flotter» JUSTIN MURISIER, SKIEUR SUISSE

quelque chose qu’on travaille en soufflerie. Pour ce qui est de la neige, il faut mettre le ski bien à plat, pour que le plus de surface de semelle possible soit en contact avec la neige.»

Voilà pour la recette. Le gros problème, c’est sa réalisatio­n. Un vrai casse-tête, soupire Justin Murisier. «Il y a mille facteurs à prendre en considérat­ion, et l’équilibre à trouver est extrêmemen­t délicat. Le bon glisseur sait trouver le juste milieu entre se mettre sur les carres pour tenir sa courbe, et laisser les skis à plat, quitte à dévier un peu pour garder sa vitesse.» Sinon? Les jambes doivent être assez écartées, mais pas trop. Les genoux, bien parallèles, sans partir en X, ce qui est un défi en soi à grande vitesse. «A 120 km/h, cela implique de pousser les genoux vers l’extérieur, et il faut oser, car on sait très bien que les skis vont un peu flotter», souligne l’ancien spécialist­e de géant. L’appui, en outre, doit être réparti sur l’ensemble des lattes.

De l’aveu de certains skieurs, sur certaines parties du Lauberhorn, on a presque le temps de s’ennuyer. Et donc de se prendre la tête avec tous ces paramètres. «On parle de sensations très fines dans la chaussure, le tibia, la position du corps, poursuit Justin Murisier. Personnell­ement, je suis toujours en train de me demander si je suis juste. J’imagine que les bons glisseurs sont plus décontract­és vis-à-vis de tout cela, ils sentent mieux les choses, et ils ont confiance dans l’acte de laisser faire.» Une patience qui fait de manière compréhens­ible défaut aux technicien­s, perpétuell­ement soumis à l’urgence de l’enchaîneme­nt des virages.

C’est peut-être même plus profond que cela, suggèrent tous nos interlocut­eurs, convaincus qu’il y a dans l’art de la glisse une part d’inné, ou de talent, peu importe le terme qu’ils utilisent. «C’est probableme­nt ce qu’il y a de plus difficile à travailler dans notre sport, estime Alexis Monney. Si tu es mauvais, tu peux progresser, devenir moins mauvais. Mais tu ne seras jamais le meilleur si tu n’étais pas déjà bon à la base…»

Puisque la recherche scientifiq­ue n’a pas (encore) mis en évidence une configurat­ion génétique particuliè­rement propice au ski alpin, et encore moins spécifique­ment à la glisse, il y a fort à parier que quelque chose se joue durant l’enfance. C’est en tout cas la conviction de Justin Murisier, qui a appris à skier dans les pentes abruptes de Bruson. «Moi, gamin, j’ai toujours skié des murs, il fallait tourner, tourner, tourner. Des bouts de plat où tu laisses aller, il n’y en avait pas.» Et c’est peut-être pour cela, pense-t-il, qu’il n’a pas «la glisse dans le sang» comme d’autres.

Arsenal complexe

Arnaud Boisset se veut un peu moins fataliste. «C’est un aspect qui se travaille, comme tous les autres, soutient le Valaisan. On voit bien que les technicien­s qui se réorienten­t vers les épreuves de vitesse sont capables de faire des progrès en la matière. Moi aussi, j’ai parfois mis l’accent là-dessus à l’entraîneme­nt, notamment pendant la préparatio­n estivale, où on skie souvent sur des pistes plus plates qu’en hiver. C’est assez particulie­r, l’exercice consiste alors à créer de la vitesse à partir de rien…»

Le regard de l’entraîneur «aide peu», selon Justin Murisier, qui en revient au même écueil: l’impercepti­bilité des sensations à l’oeuvre. Quant au matériel, véritable arsenal que le skieur et son serviceman peuvent calibrer à l’envi, il joue forcément un rôle, pour peu qu’on sache sur quoi agir. «Si je me dis que j’ai un problème de réglages, il faut encore que je trouve si c’est au niveau du ski, de la chaussure, de la fixation, de la cale, du chausson…» Sourire perplexe. «Et puis bon, donne mes skis à Romed Baumann, il glissera mieux que moi, hein.»

«C’est assez particulie­r, l’exercice consiste à créer de la vitesse à partir de rien…» ARNAUD BOISSET, SKIEUR SUISSE

Cela ne veut pas forcément dire que l’Allemand sera tout devant à l’arrivée. Il n’a d’ailleurs jamais fait mieux que sixième à Wengen. «Il faut savoir glisser pour gagner la descente du Lauberhorn, mais ce n’est pas forcément le meilleur glisseur qui s’y impose, observe Arnaud Boisset. Il y a des passages techniques très importants qui permettent de prendre de la vitesse, et si tu les rates, tu peux glisser aussi bien que tu veux, ça ne donnera rien.»

 ?? (WENGEN, 11 JANVIER 2024/MARCO BERTORELLO/AFP) ?? La plus longue descente de l’hiver comporte nombre de passages techniques et de longs secteurs de glisse. Ici, l’Autrichien Johannes Strolz à l’oeuvre.
(WENGEN, 11 JANVIER 2024/MARCO BERTORELLO/AFP) La plus longue descente de l’hiver comporte nombre de passages techniques et de longs secteurs de glisse. Ici, l’Autrichien Johannes Strolz à l’oeuvre.

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