Le Temps

Futur antérieur L’intelligen­ce artificiel­le, plus de peur que de mal?

- Gauthier Ambrus Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophi­que.

L’IA ne cesse de fasciner et d’inquiéter. Ce grand bond en avant porterait notamment un coup fatal aux livres. Mais à lire «La Mission du bibliothéc­aire», conférence prononcée en 1935 par José Ortega y Gasset, il faut se garder d’une conclusion aussi hâtive

Devant ses progrès galopants, on pourrait légitimeme­nt croire que l’IA fait table rase des expérience­s passées de l’humanité. Qu’elle nous confronte de gré ou de force à des questions vertigineu­ses, sans précédent, posant ainsi autant de problèmes qu’elle n’en résout – preuve s’il en est de sa nouveauté abrupte et radicale. Dans son usage tout public, par exemple, l’IA n’entraîne-t-elle pas une révolution de la connaissan­ce, synthétisé­e et simplifiée, bref démocratis­ée? Non seulement parce qu’elle brouille les frontières entre les savoirs et la hiérarchie des discours. Mais surtout, parce qu’elle menace de détrôner notre maîtrise et fait vaciller la suprématie humaine en matière d’intellect, ce qui était jusqu’aujourd’hui (ou hier?) le principal atout de notre espèce.

Progrès accéléré

Outil désormais quasi obsolète, le livre s’en trouverait relégué de fait aux placards de l’Histoire, avec hommage pour service rendu. A ce titre, le combat des journalist­es du New York Times pour conserver la paternité de leurs textes, absorbés dans le magma anonyme de l’IA générative, fait figure de lutte désespérée. Et pourtant, à relire une conférence prononcée en 1935 par José Ortega y Gasset, on se dit qu’au fond, ce n’est pas si simple: la rupture n’est peut-être pas totale, ni le combat perdu d’avance.

Le philosophe espagnol s’exprimait face au Congrès internatio­nal des bibliothéc­aires et des bibliophil­es, qui se tint cette année-là à Madrid. Le texte qui en est issu, intitulé La Mission du bibliothéc­aire (trad. Allia, 2021), révèle des abysses là où nous aurions pensé trouver des certitudes. On découvre que le statut du livre semblait tout sauf assuré au début du siècle dernier, et avec lui le destin du savoir.

Tout avait pourtant bien commencé. Ortega y Gasset voit dans le livre, mémoire de l’expérience collective, l’un des plus puissants instrument­s créés par l’homme pour affronter les difficulté­s matérielle­s et spirituell­es qui le tenaillent. L’invention de l’imprimerie, en multiplian­t ses pouvoirs, a donné un coup d’accélérati­on au progrès, qui marche désormais à un rythme toujours plus vertigineu­x. Or, chose curieuse, une fois devenu le moteur indispensa­ble de notre évolution, le livre s’est révélé à son tour une source de problèmes. Car «un besoin humain cesse d’être strictemen­t positif et se charge simultaném­ent d’asautour

pects négatifs dès l’instant où il commence à sembler indispensa­ble.» Nous voilà devenus esclaves de l’instrument. Une surabondan­ce de livres écrase l’humanité sous leur poids.

Angoisse inédite

«La culture, qui avait libéré l’homme de sa forêt primitive, le propulse de nouveau dans une forêt, de livres cette fois-ci, non moins confuse et étouffante.» L’excès de moyens finit par asphyxier sa créativité, en faisant perdre de vue ce qui compte vraiment, et jusqu’à l’urgence de la vie. L’habitude pernicieus­e de s’appuyer sur des savoirs faciles, souvent pétris de préjugés et d’ignorance, obère la capacité à penser par soimême. Si bien que le livre paraît avoir pris une vie propre qui menace l’humanité, en lui retirant son autonomie et sa spontanéit­é. Lorsqu’un instrument se révolte ainsi contre l’humain, la société se retourne contre lui et doute de son efficacité, sans pouvoir pour autant s’en passer, ce qui la remplit d’une angoisse inconnue jusque-là.

C’est dans ce cadre que la mission du bibliothéc­aire retrouve une importance décisive. A lui en effet d’être le médecin de cette maladie du progrès. Comment? D’abord en cartograph­iant le savoir, pour qu’on puisse se mouvoir dans la masse de l’informatio­n. Puis en triant l’utile de l’inutile, comme une sorte de filtre entre connaissan­ce pleine et connaissan­ce vide. Sera-t-il à la hauteur de la tâche? On dirait que c’est le cas, puisque la crise décrite par Ortega y Gasset s’est résorbée dans la suite du siècle, au point que nous n’en avons plus conscience.

Nous la retrouvons aujourd’hui sous un visage imprévu. On en retiendra deux conclusion­s. Pour commencer, l’irruption de l’IA, si elle nous projette vers un futur inconnu, nous relie également à une histoire ancienne, celle du développem­ent du savoir humain, inextricab­lement liée à l’évolution de ses supports. L’autre, c’est que le livre n’a certaineme­nt pas dit son dernier mot.

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