Heureusement, il y a la neige
On l’attend, on la sent et puis elle est là. La neige. L’émerveillement qu’elle suscite, le silence qu’elle apporte… Ce pouvoir de sublimer tout ce qu’elle touche, je l’ai compris avec une force particulière à Kaboul, il y a une douzaine d’années. Pas tant en la regardant recouvrir les rues de la ville mais en voyant sa lumière se réverbérer dans les yeux des habitants. En dissimulant les avanies de la guerre, en masquant temporairement la laideur, la neige permettait de croire, quelques heures, quelques jours, à une autre histoire, de renouer avec l’enfance, celle de chacun et celle du monde. Sans un bruit, la paix s’égrenait en flocons.
La neige tombe aussi sur nos paysages intérieurs ou plutôt elle «descend», comme l’écrit Philippe Jaccottet. Dans A la lumière d’hiver, cet appel, cet espoir d’une neige qui, par son rythme, son chuchotement, apaise:
Sur tout cela maintenant je voudrais que descende la neige, lentement, qu’elle se pose sur les choses tout au long du jour
En étendant de grandes pages blanches sur le cours des choses, la neige réveille l’imagination. Les mises en scène de la rêverie peuvent voir grand. Les fictions intimes ont carte blanche. Et il y a ce silence que la neige souligne. Dans Guide anachronique de la neige, Elisabeth Foch-Eyssette nous apprend que les Japonais ont quantité d’onomatopées pour décrire ces bruits blancs, avalés: la neige qui volette fait «chira-chira» tandis que celle qui tombe dru sonne «koka, koka».
Cet espace qu’ouvre la neige à l’intérieur de soi reste associé à jamais pour moi à Tabriz dans L’Usage du monde. Après avoir traversé l’Anatolie «en coup de vent», Nicolas Bouvier et Thierry Vernet se font surprendre par la neige dans la ville du nord de l’Iran. Ils y resteront six mois. «Le ciel était bas. A midi déjà on allumait les lampes. La suave odeur du pétrole et le tintement des pelles à neige enveloppaient les journées. Parfois, les chansons et les flûtes d’un mariage arménien nous parvenaient d’une cour voisine à travers les flocons.»
Les chambres voûtées où les deux Genevois logent, écrivent et peignent, dans la blancheur de cet hiver-là, font écho aux sensations que la lecture procure. Lire, c’est toujours prendre le temps d’écouter la neige, chira-chira. Lire, c’est être à Tabriz sous la neige, à l’écoute des battements de son coeur.
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