Dans les pas de Rousse la renarde, «belle habitante de l’univers»
Sur une terre dévastée par la sécheresse, une jeune renarde prend la route, loin, toujours plus loin. Denis Infante signe une magistrale odyssée animalière où l’amitié et la transmission ont la part belle
Les fables condensent, transposent, explicitent, subliment. C’est peu dire que nous avons besoin de fables en ce début 2024. Et de beauté. Avec Rousse ou les beaux habitants de l’univers, Denis Infante signe un livre qui éclaire le temps et fait du bien à l’âme. Il faut commencer par Jean Giono dont un extrait de la nouvelle Le Chant du monde est placée en exergue: «Dans tous les livres actuels on donne à mon avis une trop grande place aux êtres mesquins et l’on néglige de nous faire percevoir le halètement des beaux habitants de l’univers.» On imagine bien cet appel comme la source de ce livre, de cette odyssée animalière écrite dans une langue musclée, vibrante, heurtée, à fleur d’humus.
Un été sans fin
Rousse est une jeune renarde qui vit sur une terre desséchée. Il n’a pas plu depuis «de trop nombreuses lunes»: «Partout sévissait sécheresse, partout terre craquelait, partout vivants souffraient dure soif, mobiles comme immobiles, peuple de sang ou peuple de sève.» On s’attache immédiatement à Rousse, «jeune renarde à robe flamboyante, dont beauté et finesse d’esprit attiraient de nombreux soupirants, mais Rousse tous refusait, utilisant griffes et dents, fuite ou combat si nécessaire, dissuadant d’insister mâles plus tenaces.» Intrépide et vaillante, «un peu extravagante, un peu folle et souvent outrecuidante disaient certains», elle décide de prendre la route pour quitter «cet été sans fin».
Le roman va s’attacher à la suivre dans son immense périple. Bel et bien géographique, le voyage est aussi métaphysique en ce qu’il épouse toutes les saisons de la vie de Rousse, de la fringante jeunesse à la sage vieillesse. Roman de formation, de transformation plus encore, le livre de Denis Infante frappe d’abord par cette langue qui fait l’économie quasi-systématique des articles, définis et indéfinis. Une façon de densifier l’expression, d’aller au coeur des choses, de donner un poids héraldique à chaque manifestation du vivant. Au fil de la lecture, on comprend que ce parler est langue de renard. On entendra aussi du vocabulaire de sanglier, de hibou ou de corbeau.
Expérience de lecture
Rousse s’ouvre avec une narration à la troisième personne. Il faudra plusieurs amitiés fortes et belles, un maître inoubliable et des compagnons de route attentionnés pour que Rousse grandisse et prenne son envol. Ce moment de bascule où la petite renarde entre dans l’âge adulte, où elle devient à son tour maîtresse d’un savoir qui lui permet de lire et décoder le monde, est marqué par le passage à la première personne. Ce moment où Rousse dit tout à coup «je» est saisissant: «Je suis Rousse, je suis renarde» claque, pour le lecteur, comme une oriflamme. Se retrouver à fleur de terre, dans les herbes, hautes et moins hautes, à regarder par les yeux de la renarde est une mémorable expérience de lecture.
Carlingue d’avion désagrégée
C’est la traversée du Grand fleuve qui marque la césure dans le chemin de vie de Rousse, immense cours d’eau que la renarde a suivi sur des milliers de kilomètres. Les humains sont absents, évanouis, disparus. Rousse, il est clair, n’en a jamais vu. Des traces d’activités humaines se manifestent, empoisonnées, toxiques, mortelles pour les autres vivants. L’écho d’une lointaine catastrophe résonne de cas en cas. Des vapeurs, des eaux fumantes, des cadavres de poissons par milliers tissent un fil écologique de bout en bout. A un moment donné, on devine une carlingue d’avion désagrégée. Bien plus tard, quand Rousse aura acquis de l’expérience, elle tombera sur des squelettes, très anciens, de vivants inconnus, qu’elle nommera «Faces Plates».
Genre Roman
Auteur Denis Infante
Titre Rousse ou les beaux habitants de l’univers
Editions Tristram
Pages 134 Les amitiés que noue Rousse le long de la route sont merveilleuses. Il y a tout d’abord Brune l’Ourse qui sauve la renarde d’une attaque de loups. Ourse est dans la douleur de la perte de ses oursons, dévorés par une horde de loups: «Une fois au cours de nuit, Rousse entendit gémir sa compagne, plainte sourde, à peine audible, qu’elle ne perçut que parce qu’elles dormaient échine contre échine.» Noirciel, le maître corbeau, est le plus remarquable de tous. «Noirciel est Maître, Noirciel savait» scande le récit de Rousse. Grand sage, Noirciel est un vrai pédagogue aux techniques d’apprentissage sophistiquées.
Rousse s’offre comme un bain de mots et de sensations. Comme l’a bien compris la renarde, les mots créent l’univers. Les trouvailles langagières jaillissent avec le naturel que permet la fable. En nous décentrant de notre expérience d’humains, en endossant la splendide fourrure flamme de la renarde, le lecteur fait un vrai voyage exploratoire. Oui, il vaut la peine de prêter l’oreille pour «percevoir le halètement des beaux habitants de l’univers».
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