Les illuminations d’un Rimbaud noir
Paru en 1978, un récit de formation fulgurant, issu du ghetto de Harare Quand sort La Maison de la faim, en 1978, Dambudzo Marechera a 26 ans. Son pays, la Rhodésie, accédera à l’indépendance l’année suivante pour devenir le Zimbabwe, ce qui ne changera pas le destin de paria du jeune auteur. Lui-même mourra du sida en 1987, laissant l’image d’un Rimbaud noir: «le maudit, le fracassé, l’enfiévré aux yeux toujours brillants de boisson et de mal-être», «foutu dehors» de partout, comme l’écrit Sylvain Prudhomme dans sa préface. «J’ai pris mes affaires et je suis parti. Le soleil se levait. Je n’avais nulle part où aller»: le narrateur quitte «la maison de la faim». Une faim aux formes multiples que rien ne peut apaiser. Souffrance du corps tenaillé par le manque – nourriture, alcool, drogue. Avidité de l’esprit, vibrant de citations littéraires. Désir de beauté et de paix après «l’étron immonde» que fut le départ dans la vie. Ce bref récit d’une grande violence est aussi d’une splendeur fulgurante.
Broyés, lessivés
Une errance où présent et passé se mêlent, un flux de conscience porté par une langue «qui toujours avance, se déplace, relance». Sylvain Prudhomme la voit au sens propre: «qui lèche les choses et les êtres». Le décor est sordide, la violence partout: ségrégation, déplacements, viols, coups. Aux exactions de l’Etat colonial répond la désagrégation sociale, familiale, culturelle. Les êtres sont broyés, lessivés, physiquement et spirituellement, jusqu’à ce que ne reste d’eux que des taches sur le sol. Pourtant, c’est le miracle de cette langue, si sensuelle, si mouvante, que la splendeur de la vie en émane. Une étreinte sauvage et joyeuse dans la boue; une pluie d’apocalypse; un soleil blanc qui aveugle: quand la force de la nature submerge et sublime la pourriture du quotidien, la prose de Marechera atteint, avec une grande économie, sa dimension cosmique.
Lire dans la foulée La Sourde Violence des rêves (Zoé, 768 p.), publié en même temps, est troublant, tant les trajectoires des personnages se ressemblent, à une génération de distance: chômage, drogue, alcool, rêves brisés. Le Sud-africain K. Sello Duiker, mort lui aussi très jeune, par suicide, retrace, dans ce roman choral, de facture plus classique, plus narratif, l’apprentissage de jeunes Noirs de Soweto qui tentent de se faire une place dans un monde qui les refuse toujours.
■ Isabelle Rüf