A Davos, la promesse d’une Suisse forte
A la conférence de Davos sur l’Ukraine, le ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis a défendu l’approche de Kiev pour préparer la paix, en créant une coalition la plus large possible avant de véritables négociations avec la Russie
Davos est devenu étonnamment normal. Comme s’il n’y avait rien de spécial dans ce ballet de chefs d’Etat atterrissant sur terre helvétique pour quelques jours en janvier. La 54e édition du Forum économique mondial (WEF) est un millésime puissant, produit d’un assemblage géopolitique mêlant le numéro deux chinois, des délégations américaines et européennes de poids et des représentants importants du dénommé «Sud global». Elle est marquée par l’Ukraine et Gaza, avec la présence du président Zelensky et de nombreux acteurs du Moyen-Orient. Une participation liée à l’état du monde, mais réunissant des personnalités qui ont du poids.
Le Conseil fédéral profite du travail de la fondation du Forum, qui n’a cessé de faire grandir la rencontre davosienne depuis un demi-siècle. Il en bénéficie aussi à l’occasion de la réunion sur la solution de paix ukrainienne qui s’est ajoutée à l’agenda pré-WEF, ce dimanche, pour des questions pratiques évidentes. Mais il serait faux de croire que tout n’est que logistique.
Le passage à Berne du premier ministre chinois avant sa venue au Forum est une première indication forte. La Chine, absente des discussions dominicales, pourrait s’offusquer de voir la Suisse aller trop loin sans la Russie? Elle ne passerait pas dans la capitale. Ce d’autant que cette venue est la première visite officielle de Li Qiang en Europe. Et si ce dernier rencontrait Zelensky? Que ce soit dans la capitale ou à Davos, probablement plus propice à cet échange car moins formel, ce serait un signal fort. Une entaille dans l’axe russo-chinois, voire un espoir.
Lors de sa première conférence de presse dans les Grisons, le conseiller fédéral Ignazio Cassis s’est montré engagé. A préparer la paix, à intégrer la Russie dans le futur. Ses diplomates sont actifs depuis 2014 sur le dossier ukrainien, en coulisses, comme le veut l’exercice. Alors que les discussions reprennent avec l’Union européenne, c’est une bonne chose d’entendre des propos clairs du ministre des Affaires étrangères à propos de l’Ukraine, et cela peut servir. N’en déplaise à l’UDC qui estime, dans une interprétation sans surprise et ridiculement restrictive, que notre neutre pays ne devrait pas recevoir le chef d’Etat d’un pays en guerre.
Bien sûr, les critiques extérieures ne manquent pas non plus. Elles sont européenne, américaine, israélienne, palestinienne, ukrainienne, russe, et varient d’un sujet à l’autre. C’est le propre du monde post-Guerre froide. Le Qatar, la Turquie, l’Afrique du Sud et d’autres sont montés en puissance dans un rôle de médiateur. Dans cet environnement fragmenté, de polycrises, Berne est forcé à se positionner, plus clairement et plus activement. La séquence diplomatique des quatre prochains jours donne à croire que les conditions sont bonnes. C’est peut-être la promesse de cette édition 2024 du WEF: le contexte géopolitique n’a pas été aussi compliqué depuis des années, il redonne toute sa place à une Suisse neutre, active et déterminée.
Les critiques extérieures ne manquent pas
La réunion de Davos sur la «solution de paix» de Volodymyr Zelensky s’est achevée dimanche sans l’annonce d’un «sommet mondial sur la paix» pourtant souhaité par l’Ukraine. «Nous sommes très ambitieux, mais il faut être réalistes, a expliqué en conférence de presse le chef du cabinet présidentiel ukrainien, Andriy Yermak. C’est la prochaine étape. Les discussions s’engagent à présent pour la réaliser.» Ukrainiens et Suisses se sont toutefois déclarés satisfaits du résultat au terme de cette journée d’entretiens au niveau des conseillers de la défense.
C’est le conseiller fédéral Ignazio Cassis qui s’est d’abord exprimé lors d’une première conférence de presse en début d’après-midi. «Il nous faudra d’une manière ou d’une autre trouver un chemin pour inclure un jour la Russie. Il n’y aura pas de paix sans que la Russie ait son mot à dire. Mais il n’y a pour l’heure pas d’alternative à cette voie», a-t-il expliqué en défendant avec conviction l’utilité de cette «solution de paix» en dix points. Coprésidente avec l’Ukraine de ce quatrième et dernier round d’échanges qui a réuni 83 Etats, la Suisse, après avoir hésité, s’est ralliée à une approche dont le but est de rassembler le plus de pays non occidentaux pour faire pression sur la Russie.
Aucune concession en vue
«Ni la Russie ni l’Ukraine ne sont prêtes à la moindre concession. Il serait donc illusoire de vouloir insister pour organiser une conférence de paix pour le moment, a expliqué le conseiller fédéral. L’essentiel est dès lors de s’y préparer. Nous sommes ici pour parler d’une seule voix et il ne faut pas sous-estimer l’importance de se mettre au diapason.» Ignazio Cassis précise avoir compris le matin même que l’idée ukrainienne n’est pas uniquement d’évoquer l’agression russe de son territoire, mais plus généralement la façon d’éviter de nouveaux conflits dans le monde. Une manière de convaincre le plus grand nombre d’interlocuteurs dans une démarche qui contourne, pour l’heure, l’ONU et son Conseil de sécurité où tout est bloqué.
Ignazio Cassis a insisté sur l’importance de la participation de plusieurs pays des BRICS+, ce qui n’allait pas de soi en raison des liens de confiance que ceux-ci maintiennent avec la Russie. Il a par ailleurs rappelé le rôle incontournable de la Chine pour une prochaine étape. Quel serat-il? Le conseiller fédéral n’en sait rien à ce stade. Volodymyr Zelensky devrait en parler ces prochains jours dans le cadre du Forum économique mondial, a-t-il indiqué. «Li Qiang est aussi ici. Qui sait», a commenté pour sa part en fin de journée Andriy Yermak à propos d’une éventuelle rencontre entre son président et le premier ministre chinois qui fait également le déplacement de Davos après une visite lundi à Berne.
Ignazio Cassis a toutefois esquivé la question de savoir si Berne pourrait organiser un «sommet mondial de la paix», comme le président ukrainien l’avait demandé en juin dernier. «Une conférence de plus haut niveau est en train d’être considérée», a-t-il simplement indiqué. En accueillant cette réunion, la Suisse ne risque-t-elle pas d’irriter un peu plus la Russie? Le conseiller fédéral estime que Berne apporte une réponse adaptée avec une aide humanitaire et à la reconstruction significative. «Avec des dizaines de morts chaque jour, on ne peut pas demander à une population de 35 à 40 millions d’habitants de rester calme, a-t-il argumenté. Il faut offrir un futur aux Ukrainiens. Sans quoi ils ne combattront plus, or il est d’un intérêt géopolitique majeur [qu’ils puissent le faire]. C’est dans notre intérêt.»
«Personne n’a évoqué la cession de territoires, y compris à propos de la Crimée. Ils savent que c’est inacceptable» ANDRIY YERMAK, CHEF DU CABINET PRÉSIDENTIEL UKRAINIEN
Zelensky attendu à Berne
Lors de la conférence de presse de la partie ukrainienne, composée de plusieurs ministres, de nombreuses questions ont porté sur les éventuelles pressions dont Kiev ferait l’objet en vue d’un compromis territorial. «Nos partenaires nous connaissent, a répondu Andriy Yermak. Je peux vous assurer que personne n’a évoqué la cession de territoires, y compris à propos de la Crimée. Ils savent que c’est inacceptable.» Le bras droit de Volodymyr Zelensky s’est au contraire félicité que tous les acteurs aient acté le droit internationalement reconnu de l’Ukraine de recouvrer ses frontières de 1991. «Tous les Etats respectent l’intégrité de notre pays et le droit de recouvrer notre souveraineté, a-t-il indiqué. Mais il y a des différences sur la façon de réaliser cet objectif.»
Andriy Yermak a insisté sur le fait qu’il n’était plus question pour l’Ukraine de revenir à un conflit gelé avec des accords du type de Minsk. «Nous ne voulons pas répéter cette expérience. J’y ai participé. On a négocié parfois jusqu’à douze heures d’affilée. Pour quel résultat?» Le plus important, a-t-il souligné, c’est que le nombre de participants à ces discussions techniques a augmenté au fil des quatre rounds. Dans la soirée, le Département fédéral des affaires étrangères a confirmé le déplacement lundi à Berne de Volodymyr Zelensky pour une visite officielle. Il sera reçu par la présidente de la Confédération, Viola Amherd.
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