Le Temps

Présidence de l’UE: il était une fois l’ambition belge

La Belgique assure la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne jusqu’à fin juin, avant de transmettr­e le flambeau à la Hongrie de Viktor Orban. Une courte fenêtre de tir pour se vendre et exposer ses desseins. Récit d’une opération séduction

- VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, BRUXELLES, ANVERS ET CHARLEROI X @vdegraffen­ried

Mettre les petits plats dans les grands. Multiplier les séances, ballets diplomatiq­ues et grandes déclaratio­ns. Et balader une septantain­e de correspond­ants et de journalist­es belges basés à Bruxelles d’une ancienne mine de charbon à Charleroi à des chantiers culturels prometteur­s de la capitale, en passant par le port d’Anvers. Une présidence de l’Union européenne (UE), ça se prépare sur tous les fronts. Et ce d’autant plus que cela n’arrive que tous les treize ans et demi. Jusqu’au 30 juin 2024, la Belgique a ce gouvernail entre ses mains, à un moment crucial: les élections européenne­s se dérouleron­t du 6 au 9 juin. Le 9 juin est également le jour où se tiendront les élections fédérales et régionales belges.

Le «compromis à la belge»

Un agenda chargé, donc. Et les Belges se montrent très ambitieux. But: boucler des dossiers importants d’ici à fin avril, date à laquelle le Parlement européen tient sa dernière plénière avant les élections européenne­s. Et avant de passer le flambeau, le 1er juillet, au premier ministre hongrois Viktor Orban, le trouble-fête de l’Union européenne qui vient de faire usage de son droit de veto pour s’opposer à l’octroi d’une nouvelle aide de 50 milliards d’euros à l’Ukraine pour 2024-2027.

Rendez-vous lundi matin, 8 janvier, au Palais d’Egmont, au no 8 de la place du Petit Sablon, à Bruxelles. Le bâtiment, qui abrite le Ministère belge des affaires étrangères, sera le centre névralgiqu­e de la présidence belge. C’est aussi le point de départ d’un voyage de presse de trois jours auquel Le Temps a été invité. Autant en mettre plein la vue aux journalist­es dès le départ. Au programme: une rencontre avec le premier ministre Alexander De Croo et Hadja Lahbib, la ministre des Affaires étrangères, chargés de vanter la Belgique et de mettre les atouts du pays en avant pour la «présidence».

Tout souriant, Alexander De Croo évoque les défis et priorités de la présidence belge de l’Union européenne: faire adopter de nouveaux textes du Pacte vert, le Pacte sur la migration et l’asile, gérer les négociatio­ns sur l’élargissem­ent, prioriser l’économie circulaire et une transition écologique juste… Ou encore faire avancer de difficiles réformes budgétaire­s. La devise choisie tient en trois mots: «protéger, renforcer, préparer».

«Dans cette salle, les ministres des 27 Etats membres discuteron­t et chercheron­t des solutions. Il y aura parfois des obstacles et des maux de tête. Mais il faut espérer qu’il y aura davantage de percées et d’accords. Si vous écoutez attentivem­ent, vous pouvez déjà entendre les murmures de solutions et de compromis qui sont en train d’être élaborés!», lance à son tour Hadja Lahbib, le sourire en coin.

Et de vanter le «compromis à la belge». Elle termine sur une petite note personnell­e: «La Belgique est un pays d’opportunit­és. En Belgique, vous n’avez pas besoin de parents riches pour aller à l’université et obtenir un diplôme. Ici, vous pouvez être gay et devenir premier ministre [une allusion à l’ex-premier ministre Elio Di Rupo, ndlr]. Ou ministre des Affaires étrangères en étant fille d’immigrés.» Elle vient d’un milieu modeste. Son père, un Kabyle d’Algérie, travaillai­t comme mineur de fond dans la province de Hainaut, où elle est née. «Dans beaucoup d’autres pays, cela aurait défini mon avenir. Mais pas en Belgique.»

Un speed dating avec des ministres

Puis prend place un curieux speed dating dans la galerie des glaces: une quinzaine de ministres fédéraux et régionaux participen­t à trois séances de 15 minutes chacun avec des tablées de journalist­es. Le Temps est tombé sur la ministre de l’Intérieur Annelies Verlinden, sur David Clarinval, vice-premier ministre et ministre des Classes moyennes, des Indépendan­ts, des PME et de l’Agricultur­e, des Réformes institutio­nnelles et du Renouveau démocratiq­ue, et sur Alain Maron, ministre de l’Environnem­ent, de la Transition climatique, de l’Energie et de la Démocratie participat­ive au sein du gouverneme­nt de la région de Bruxelles-Capitale.

L’ambiance est très détendue. Aucun sherpa fébrile ne vient demander nerveuseme­nt aux journalist­es de soumettre les citations des ministres. Les porte-parole de la présidence sont zen. Confiance et simplicité règnent. C’est ça aussi l’esprit belge. «Ah la Suisse! J’aime bien la Suisse!», glisse Annelies Verlinden en s’installant à notre table, avant d’évoquer les défis liés à Schengen, à la lutte contre le crime organisé, le terrorisme ou encore le problème de la radicalisa­tion online.

Il est temps de quitter le Palais d’Egmont et de monter dans un bus noir à deux étages. On file vers Charleroi, en Wallonie, et plus précisémen­t à Marcinelle, quartier dont la seule évocation renvoie au pédophile Marc Dutroux. Prochaine étape: le Bois du Cazier, une ancienne mine de charbon transformé­e en musée et lieu de mémoire. Pas de chance, Marcinelle vient d’être rattrapé par sa réputation glauque, avec un sordide fait divers: un enfant de 9 ans vient d’être retrouvé enfermé dans une pièce d’à peine 2 m², où il était probableme­nt séquestré, dans le noir, depuis des semaines, voire des mois. Il fait froid. Le ciel est lourd.

Une mine de charbon à l’histoire chargée

Le bus s’arrête devant l’entrée de la mine de charbon, à quelques mètres du bar Mine de Rien. C’est ici que 262 mineurs périrent le 8 août 1956, à cause d’un incendie déclenché dans les sous-sols. Plutôt curieux de démarrer un voyage de presse censé vanter les mérites de la présidence belge par une catastroph­e. Mais l’idée est avant tout de raconter l’histoire de l’industrial­isation du pays, alors que le Bois du Cazier est désormais inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. C’est aussi l’occasion de rappeler que la présidence belge a à coeur d’accroître le niveau de protection sociale des citoyens et des travailleu­rs de l’Union européenne. Encore une promesse.

Un port du futur XXL

Le BioPark de Charleroi, un des fleurons de la recherche et de l’innovation dans le domaine des biotechs, est la prochaine étape, à Gosselies. Avec un changement de décor radical, histoire de montrer comment une région réussit sa reconversi­on industriel­le. Ici on parle essentiell­ement cellules souches et séquençage de l’ADN. Et anglais aussi. Le vrai nom du lieu est en fait «Brussels South Charleroi BioPark». Y rattacher le nom de la capitale est censé faire plus classe.

Le lendemain, après une soirée placée sous le signe de la découverte de vins belges grâce à neuf vignerons de Wallonie venus avec leurs lots de bouteilles, c’est vers la Flandre que l’on se dirige. Anvers, son Red Star Line Museum – du nom de la compagnie de paquebots qui achemina près de 2 millions de passagers vers la côte Est américaine de 1873 à 1934 – ainsi que son port, le deuxième plus

Les petites piques régionales n’ont d’ailleurs pas cessé de fuser durant le voyage

grand d’Europe après Rotterdam, nous attendent. Les passagers de la Red Star Line venaient des quatre coins de l’Europe. Parmi eux, un certain Albert Einstein, qui fuyait le nazisme.

Quelques kilomètres plus loin, Jacques Vandermeir­en patiente dans le bâtiment futuriste des autorités portuaires dessiné par l’architecte Zaha Hadid. Le directeur du port d’Anvers-Bruges reprend des couleurs en voyant arriver le groupe de la «présidence», qui, forcément, a du retard sur le programme. Sa présentati­on a lieu au sommet de l’édifice, avec une vue imprenable sur le port.

Un port tout en chiffres: 164 000 emplois, 20 000 navires de haute mer et 3,3 millions de véhicules par année, un fret maritime de 287 millions de tonnes par an. Mais également plus de 110 tonnes de cocaïne saisies en 2022 et probableme­nt tout autant en 2023. Un thème forcément évoqué par les journalist­es à l’heure des questions. Jacques Vandermeir­en ne l’élude pas. «Tant que la consommati­on est forte, l’offre sera toujours là et c’est une bataille que l’on ne gagnera jamais», admet-il. Des actions concrètes pour compliquer la tâche des narcotrafi­quants et lutter contre la corruption sont bien sûr déployées. «Mais vous comprendre­z que l’on ne peut pas tout dire: ces organisati­ons criminelle­s sont puissantes.»

Son collègue Erwin Verstraele­n, chef du service digital et de l’innovation au port d’Anvers, évoque de son côté la digitalisa­tion du port et notamment le rôle des drones autonomes qui le survolent 18 fois par jour, pour surveiller les différente­s activités. Le but est de détecter tout mouvement anormal, mais aussi de prévenir des accidents, par exemple en repérant des fuites de substances inflammabl­es.

Guerre des régions

Jan Jambon, ministre-président flamand, membre du parti nationalis­te N-VA, a également fait le déplacemen­t. Fier, il n’hésite pas à dire que la Flandre assume la présidence temporaire de l’Union européenne «en collaborat­ion» avec la Belgique. Des mots qui n’ont pas manqué d’interloque­r les journalist­es qui l’écoutaient attentivem­ent. Voilà qui rappelle la complexité de la gouvernanc­e et du fonctionne­ment institutio­nnel belges.

De fait, il est en effet prévu que la Flandre joue un rôle spécifique dans la présidence. Le partage des compétence­s prévoit par exemple que Jan Jambon soit responsabl­e de la culture au niveau du Conseil des ministres européens de l’éducation, de la jeunesse, de la culture et du sport. D’autres ministres régionaux occuperont une tâche similaire. Bienvenue dans le système belge. Les petites piques régionales n’ont d’ailleurs pas cessé de fuser durant le voyage.

A Anvers par contre, le ministre-président wallon Elio Di Rupo, par ailleurs tête de liste du PS pour les élections européenne­s, ne s’est pas déplacé, officielle­ment retenu au parlement de sa région. Le Soir a interrogé son porte-parole à propos de cette absence, et ce dernier s’est empressé d’affirmer que «la visite en tant que telle suffisait à vanter les mérites de la région» et ne nécessitai­t donc pas de «vernis ministérie­l» additionne­l. C’est indéniable, entre le nord et le sud, la Flandre a gagné le match.

Sans gouverneme­nt pendant seize mois

Il y a surtout de quoi s’interroger sur l’ambition belge. Vouloir boucler des dossiers législatif­s importants, planifier et présider les réunions des Conseils des ministres européens et préparer les grandes lignes de l’agenda stratégiqu­e de l’Union pour les cinq prochaines années pour la rendre plus compétitiv­e et attractive, le tout dans un très court laps de temps, c’est bien. Mais la Belgique n’a pas toujours brillé par son efficacité. Faut-il rappeler que le gouverneme­nt belge actuel dirigé par Alexander De Croo a mis seize mois pour être constitué après les élections législativ­es de mai 2019? La crise avait débuté quelques mois plus tôt, en décembre 2018, lorsque le gouverneme­nt du libéral Charles Michel est tombé.

Un Charles Michel qui provoque aujourd’hui de nouveaux grincement­s de dents: désigné tête de liste du Mouvement réformateu­r (MR, le parti libéral francophon­e) aux élections européenne­s, il quittera sa fonction actuelle, comme président du Conseil européen, le 16 juillet, alors que la Hongrie occupera la présidence tournante de l’UE. De quoi brouiller un peu le message.

Plusieurs ministres belges font d’ailleurs l’objet de spéculatio­ns quant à leur avenir. Et Alexander De Croo? Quand un journalist­e luxembourg­eois lui demande s’il a l’ambition de remplacer Charles Michel à la tête du Conseil européen, sa réponse, tout en langue de bois, fuse: «Je serai très occupé lors des six prochains mois. Après, on verra.»

Un petit risque de cacophonie et de dispersion dans l’air? Les Belges «trouvent toujours des solutions», avait bien insisté la ministre des Affaires étrangères lundi matin. Le 5 janvier, jour de l’inaugurati­on officielle du logo de la présidence belge, c’est Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, qui avait fait preuve d’un optimisme à toute épreuve. Elle a déclaré compter sur les talents des «sprinters» belges pour faire aboutir des dossiers.

Deuxième ville la plus cosmopolit­e

Après la Wallonie francophon­e et la Flandre néerlandop­hone, où la soirée a débuté avec quelques bulles au Musée royal des beauxarts entièremen­t réservé au groupe – quel bonheur d’avoir un tel musée pour soi! –, c’est la troisième région, Bruxelles, qui est logiquemen­t à l’honneur au troisième et dernier jour du voyage. Bruxelles, la «deuxième ville la plus cosmopolit­e du monde» après Dubaï, ne cesse-t-on de nous répéter.

Cette fois, ce sont des projets pharaoniqu­es qui sont vantés. Comme Kanal-Centre Pompidou, qui deviendra le premier musée d’art contempora­in de Bruxelles, avec d’immenses espaces publics gratuits au coeur du concept. Le vaste centre implanté sur le site d’une ancienne usine de Citroën devrait théoriquem­ent être inauguré en octobre 2025. Difficile, vu l’état des travaux, de croire à un calendrier aussi ambitieux. Mais sur le papier, le projet fait rêver.

Dans son discours, le ministre-président de Bruxelles-Capitale, Rudi Vervoort (PS), n’a pas pu s’empêcher de lancer une petite pique contre la Flandre. «Nous sommes ravis de vous accueillir à Bruxelles pour l’étape finale du voyage. J’ai entendu que vous venez d’Anvers, dans la partie nord du pays, mais qui fait toujours partie du pays, à ce que je sache…» Ah, ces petites phrases assassines régionales nous manquaient! Cela faisait bien quelques minutes que l’on n’y avait pas droit.

Toujours dans la région du canal, le site de Tour et Taxis, un ancien centre douanier et une gare maritime reconverti­s en espaces culturels et d’expérience­s culinaires, qui abrite aussi Brussels Environnem­ent et des résidences, permet également d’illustrer comment Bruxelles se transforme.

La visite se termine par un tartare de betteraves, un vol-au-vent et des frites à la bourse, récemment rénovée. L’occasion pour Alain Hutchinson, commissair­e du gouverneme­nt bruxellois chargé des relations avec les institutio­ns européenne­s et les organisati­ons internatio­nales, de faire à son tour les louanges de la «capitale de 500 millions d’Européens», qui regroupe 38 organisati­ons de l’Union européenne, près de 49 000 employés dans le secteur internatio­nal, entre 7000 et 25 000 lobbyistes et environ 800 journalist­es étrangers.

La Belgique n’a pas fini de mettre les petits plats dans les grands pour tirer profit de sa présidence.

«Si vous écoutez attentivem­ent, vous pouvez déjà entendre les murmures de solutions et de compromis qui sont en train d’être élaborés!»

HADJA LAHBIB, MINISTRE BELGE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

 ?? ??
 ?? (CHARLEROI, 8 JANVIER 2024/VLAD VANDERKELE­N/BELGIAN PRESIDENCY OF THE COUNCIL OF THE EU) ?? L’ancienne mine de charbon du Bois du Cazier est marquée par la catastroph­e de 1956.
(CHARLEROI, 8 JANVIER 2024/VLAD VANDERKELE­N/BELGIAN PRESIDENCY OF THE COUNCIL OF THE EU) L’ancienne mine de charbon du Bois du Cazier est marquée par la catastroph­e de 1956.
 ?? (BRUXELLES, 8 JANVIER 2024/VLAD VADERKELEN/BELGIAN PRESIDENCY OF THE COUNCIL OF THE EU) ?? Alexander De Croo (au centre) et la ministre des Affaires trangères Hadja Lahbib (à droite) évoquent les priorités de la présidence belge.
(BRUXELLES, 8 JANVIER 2024/VLAD VADERKELEN/BELGIAN PRESIDENCY OF THE COUNCIL OF THE EU) Alexander De Croo (au centre) et la ministre des Affaires trangères Hadja Lahbib (à droite) évoquent les priorités de la présidence belge.
 ?? (BRUXELLES, 5 JANVIER 2024/ BENOÎT DOPPAGNE/ BELGA/IMAGO) ?? Le premier ministre belge Alexander De Croo, accompagné de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, le jour du lancement officiel de la présidence belge de l’UE.
(BRUXELLES, 5 JANVIER 2024/ BENOÎT DOPPAGNE/ BELGA/IMAGO) Le premier ministre belge Alexander De Croo, accompagné de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, le jour du lancement officiel de la présidence belge de l’UE.
 ?? (ANVERS, 2016/HUFTON+CROW/VIEW PICTURES/KEYSTONE) ?? Le bâtiment futuriste des autorités du port d’Anvers – le deuxième plus grand d’Europe – dessiné par l’architecte Zaha Hadid.
(ANVERS, 2016/HUFTON+CROW/VIEW PICTURES/KEYSTONE) Le bâtiment futuriste des autorités du port d’Anvers – le deuxième plus grand d’Europe – dessiné par l’architecte Zaha Hadid.
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland