Nos zones d’intérêt
CHRONIQUE
On retourne au cinéma. L’affiche est soudain somptueuse: Les Herbes sèches, L’Innocence, amples oeuvres subtiles, Past Lives, Perfect Days, L’Arbre aux papillons d’or, La Chimère même… Et voici qu’arrive La Zone d’intérêt. Ce sera un choc, que certains diront glaçant.
Jonathan Glazer est un des grands cinéastes de ce temps – qui prend son temps: son dernier film, le fascinant Under the Skin, est sorti en 2013. Cette fois, il s’est emparé du roman homonyme de Martin Amis, le vidant de toute sa charge grotesque et sordide (alcool, sexe, sang), n’en gardant guère que le titre et le cadre: la «zone d’intérêt», qui pour les nazis désignait les enclaves de l’archipel concentrationnaire.
Glazer filme la vie plutôt confortable d’une famille bourgeoise (quatre enfants, belle-mère, domestique) dans sa maison avec jardin et piscine, tout près du mur d’Auschwitz-Birkenau. Soucis domestiques, souvenirs de vacances en Italie, tracas administratifs, pique-nique au bord du lac pour la détente.
La villa est celle de Rudolf Höss, le commandant du camp d’extermination. D’un côté, les soucis quotidiens et l’insouciance champêtre. De l’autre, l’horreur.
Le cinéaste britannique a tourné son film en 2021, bien avant que la guerre ne revienne aux portes de l’Europe, apaisée depuis plus d’un demi-siècle, affairée et distraite. Glazer n’est pas le seul à être tourmenté, comme il le dit aujourd’hui, par ce qui a surgi ensuite, ces ressacs de terreur, en Ukraine et sur la rive orientale de la Méditerranée, qui font avec son oeuvre un effet miroir imprévu. Bien sûr, il n’est pas question d’établir une comparaison entre Auschwitz, le Donbass, Kfar Aza et Gaza. Ni de voir, comme Vladimir Poutine, des nazis partout. Ce qui est en cause, pour ces «zones-là», c’est notre accoutumance, notre soulagement d’épargné, parfois notre indifférence ou notre ignorance. Nous sortons des fêtes de l’an, et rien n’a pu les troubler, sauf le casse-tête des cadeaux ou l’enneigement insuffisant des pistes de ski. Mais notre naturel détachement a déjà et aura un coût que nous préférons ne pas voir.
Quand il y a presque 2 ans, le 24 février, les armées russes ont envahi l’Ukraine pour la subjuguer, il y eut d’abord de notre côté stupéfaction, haut-le-coeur, et la condamnation d’une agression qu’aucune des palinodies historiques offertes ensuite, ni aucune des pseudo-négociations ébauchées avant et après n’ont pu atténuer. Mais les Ukrainiens ont résisté, à la surprise générale, et l’agresseur a dû se replier sur ce qu’il tenait déjà: quatre oblasts, en plus de la Crimée, où il a organisé une défense et des fortifications qui rendraient imprenable ce cinquième de territoire dérobé par la force à l’Ukraine. A l’été, on pouvait déjà le comprendre («Perdre la guerre», LT 12.06.2022). La résistance des agressés leur a valu, avec retard, une assistance venue de nos aires démocratiques. Mais, malgré les milliards engagés, elle a été tardive, constamment mesurée, bridée par la crainte d’un conflit généralisé dont le dirigeant russe, armes nucléaires en main, brandissait la menace. Et aussi, de notre côté, par l’état de l’opinion: la guerre (c’est bien normal: souvenez-vous) n’a plus la cote. Les soucis sont ailleurs: pouvoir d’achat, sans oublier les loisirs, changer de voiture, organiser des vacances, protéger un confort, petit ou dodu, suffisant pour qu’une abondante migration veuille y goûter, et contre laquelle il faut se défendre.
Une guerre qu’on ne livre pas est perdue. Une guerre qu’on confie à d’autres est perdue par eux. Les raisons de détourner les yeux peuvent s’entendre, mais elles sont médiocres et ruineuses. Au bout du compte, comme le dit Nicolas Werth, historien de la Russie, la défaite morale sera terrible. Au Proche-Orient, elle est déjà cuisante et noircit l’horizon. Le pire n’est pas toujours sûr, mais on ne voit pas très bien comment du mieux pourrait sortir de la double horreur du 7 octobre, dans le sud d’Israël, et des mortelles destructions qui ont suivi à Gaza. On peut croire, d’Europe, que la mer nous en éloigne et nous en protège. Mais rien n’est plus proche de notre mauvaise conscience que les déchirements du Levant. La création d’Israël, impérieusement précieuse, est intimement liée à notre propre histoire, et aux «zones d’intérêt» de nos années les plus noires. Les menaces sur l’existence du jeune Etat nous ont d’abord semblé odieuses. Puis les ruades des Palestiniens, les lésés de notre – cette fois – bonne conscience, nous ont paru dans un premier temps problématiques. Ensuite seulement est venue la conviction qu’il était indispensable de tenir finalement la promesse faite aux Nations unies en 1947: un Etat palestinien à côté de l’Etat d’Israël.
C’est devenu un leitmotiv diplomatique, peu à peu vidé de tout sens. Car toutes les actions de ce choeur bienveillant allaient à l’encontre de ce projet affiché: participation, surtout américaine mais pas seulement, à l’armement d’Israël, de plus en plus sûr de sa force dominante et déterminé à s’en servir; acceptation, malgré les bonnes paroles, de la colonisation des terres palestiniennes; dénonciation comme terroriste de tout acte de résistance; soutien européen à l’Autorité palestinienne, qui à la longue est la garantie d’un statu quo, d’un immobilisme, gros d’explosions qui n’ont pas manqué de se produire, à répétition. On a rarement vu pire façon de ne pas regarder la réalité en face, par éloignement, distraction et convenance.
On est loin du cinéma, bien sûr. Loin de Rudolf Höss, qui a payé ses crimes monstrueux au bout d’une corde, et de sa famille qui a peut-être oublié dans la honte son voisinage insouciant de l’horreur. Vraiment? Jacques Mandelbaum, critique de cinéma, a écrit en parlant du film de Jonathan Glazer que «l’inhumanité n’est jamais qu’une modalité de l’humanité». Et l’écrivain hongrois Imre Kertesz, rescapé d’Auschwitz, «considère comme kitsch toute représentation de l’Holocauste qui serait incapable de comprendre ou ne voudrait pas comprendre le lien organique entre notre propre mode de vie déformé et la possibilité même de l’Holocauste». Albert Einstein, bien avant eux, pensait que «le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui regardent et ne font rien». Si ce qu’il disait est vrai, cela vaut pour toutes les «zones d’intérêt».
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«Le monde sera détruit par ceux qui regardent et ne font rien» ALBERT EINSTEIN