La presse russe qualifie la visite du président ukrainien de «désespérée»
Pour les experts officiels, la visite du président ukrainien en Suisse est d’ores et déjà un échec. Notamment en raison des déclarations du chef de la diplomatie suisse, Ignazio Cassis, quant à la nécessité d’inclure Moscou dans toute négociation de paix
Considérée par certains comme cruciale pour la poursuite de l’aide militaire et économique de l’Occident à Kiev, l’arrivée de Volodymyr Zelensky en Suisse n’est pas un événement digne de ce nom pour Moscou. Alors que les représentants officiels russes ont été écartés du prestigieux Forum économique de Davos pour la deuxième année de suite, la presse officielle russe qualifiait la visite du président ukrainien de «désespérée» et prédisait déjà son échec, avant même l’annonce du sommet pour la paix. «Il s’en prendra plein la gueule», n’hésitait pas à écrire par exemple Alexandre Grichyne, le chroniqueur diplomatique du journal populaire Komsomolskaïa Pravda, pour qui Volodymyr Zelensky ne manquera pas «d’implorer qu’on lui remette les 300 milliards d’actifs russes saisis en Occident».
En revanche, les experts russes ont suivi avec beaucoup d’attention ce qui s’est passé la veille de l’arrivée de Volodymyr Zelensky, à savoir la réunion dimanche sous l’égide de Berne de plus de 80 pays dans la station grisonne pour y discuter de la «formule de paix» proposée par les Ukrainiens. Ce plan en dix points annoncé à l’automne 2022 par Kiev prévoit plusieurs garanties (nucléaire, alimentaire, énergétique…). Il projette aussi l’instauration d’un tribunal pour juger les crimes de guerre russes et, surtout, le retrait des forces de Moscou et un retour aux «frontières de 1991» pour l’Ukraine, ce qui implique le retour de la Crimée et du Donbass dans le giron national.
«Fruit d’une imagination malade»
Autant de points non négociables pour la Russie qui, depuis, n’a jamais accordé la moindre attention à cette «formule de paix» qualifiée par son ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov de «fruit d’une imagination malade». Le fait qu’elle soit toujours discutée par un certain nombre de pays reste, aux yeux du porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov, le résultat d’un «processus étrange, totalement difficile à expliquer».
A cette lumière, les déclarations du chef de la diplomatie suisse, Ignazio Cassis, coprésident de la réunion de dimanche, ne sont pas passées inaperçues. «Il nous faudra d’une manière ou d’une autre trouver un chemin pour inclure un jour la Russie. Il n’y aura pas de paix sans que la Russie ait son mot à dire», a-t-il notamment déclaré. Le conseiller fédéral a aussi dit beaucoup d’autres choses, mais seules ces paroles ont attiré l’attention des commentateurs à Moscou.
Certains y ont vu un véritable tournant de l’attitude envers la Russie de ce fameux «Occident collectif», vilipendé par la propagande. «Et pan, dans les dents. Mais cette fois-ci le coup n’est pas venu du représentant d’un pays d’Afrique ou d’Asie, mais du ministre des Affaires étrangères d’un pays au coeur de l’Europe – la Suisse», se réjouit encore Alexandre Grichyne, dont l’estime pour l’Etat helvétique est visiblement remonté. «Ne vous fiez pas à sa taille, il est en réalité essentiel à toute négociation internationale», explique-t-il aux lecteurs de la Komsomolskaïa Pravda.
«Bien évidemment, ce n’est pas le Ministère suisse des affaires étrangères qui donne le la sur la situation en Ukraine», tempère, pour sa part, l’influent politologue
«Ce n’est pas le Ministère suisse des affaires étrangères qui donne le la sur la situation en Ukraine» ALEXANDRE GRICHYNE, CHRONIQUEUR DIPLOMATIQUE DE LA «KOMSOMOLSKAÏA PRAVDA»
Fiodor Loukianov, rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs et directeur scientifique du Valdai Club. Mais ces propos sont le symptôme d’un phénomène, dit-il. Celui que «toujours plus de responsables en Occident sont arrivés à la conclusion qu’ils n’arriveront pas à imposer à la Russie ce que Zelensky appelle «la formule de la paix ukrainienne», poursuit-il dans les colonnes du journal en ligne Vzgliad, la tribune des faucons russes. «En conséquence, les pays occidentaux commencent d’une certaine manière à préparer l’opinion publique à la nécessité de s’asseoir à la table des négociations avec la participation de la Russie. Et pas aux conditions de l’Ukraine.»
Ce politologue, souvent présenté comme l’un des principaux architectes de la vision actuelle russe d’un «monde multipolaire», met néanmoins en garde: il ne s’agit pas, ou du moins pas encore, d’une position commune. «La prise de conscience est évidente dans de nombreux Etats, mais il n’y a pas encore d’opinion unifiée», nuancet-il. Ce qui est peut-être le plus intéressant, c’est que Fiodor Loukianov ne parle pas ici des pays du Sud global, dont beaucoup ont d’ores et déjà manifesté une solidarité plus ou moins affichée avec la Russie dans sa guerre en Ukraine, mais bien de l’Occident. Sur ce coup, le voici de moins en moins «collectif». Du pain bénit pour le Kremlin.
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