De mal en pis dans l’Angleterre des oubliés
L’inflation continue de faire des ravages et la situation est particulièrement critique dans les régions fragilisées par des années de sous-investissement. A Hull, au nord-est du pays, les prix de l’énergie et des aliments laissent de nombreuses personnes sur le carreau
«Cela fait deux jours que mon partenaire n’a rien mangé.» Les cheveux en bataille, enveloppée dans une parka noire, Temisha, 32 ans, sourit vaillamment. «Il nous restait deux toasts et quelques oeufs, alors j’ai proposé de lui faire un sandwich. Mais il a refusé, pour laisser à manger aux petits», raconte cette mère de deux enfants âgés de 6 et 9 ans. Temisha, qui a perdu son emploi dans une usine de viande il y a un an, est venue se fournir chez EMS, un magasin tenu par une organisation charitable qui écoule les invendus des supermarchés.
La jeune femme vit à Hull, une cité portuaire du nord-est de l’Angleterre régulièrement tout en bas des classements sur la pauvreté au Royaume-Uni. Un cinquième de ses résidents ne mangent pas à leur faim et un tiers de ses enfants vivent en dessous du seuil de pauvreté. Le chômage, les grossesses adolescentes, l’absentéisme à l’école et l’addiction à l’alcool et aux drogues y atteignent des niveaux record. «Hull fait partie de ces villes du nord de l’Angleterre durement touchées par la désindustrialisation qui n’ont jamais réussi à prendre le tournant de la nouvelle économie fondée sur le savoir et la numérisation», analyse Andy Pike, un expert du développement urbain de l’Université de Newcastle. Jusque dans les années 1980, la cité vivait de la pêche et de ses docks qui traitaient des biens en provenance du monde entier. Mais les «guerres de la morue» dans les années 1970, durant lesquelles le Royaume-Uni a perdu l’accès à une bonne partie de la mer du Nord au profit de l’Islande, et l’arrivée des conteneurs de shipping qui ont rendu les dockers redondants, ont décimé ces deux industries.
Le prix astronomique de l’énergie
Au centre de Hull, les signes de ce déclin sont omniprésents. Les bâtiments victoriens aux façades baroques décaties, témoignant de sa grandeur passée, se mêlent aux chaînes bon marché comme Primark et Poundland et aux magasins de paris sportifs. De nombreuses devantures sont vides, leurs vitrines recouvertes de panneaux en bois. A côté de la gare, un bâtiment rond recouvert de miroirs dorés – Europa House – est à l’abandon. Sans surprise, la crise du coût de la vie qui s’est abattue sur le Royaume-Uni, faisant grimper l’inflation jusqu’à 11% en 2023, a frappé Hull de plein fouet. «Le nombre de ceux que nous assistons est passé de 57 000 en 2021 à environ 100 000 l’an dernier, note Jan Boyd, qui dirige EMS. Nous accueillons aussi beaucoup plus de personnes en emploi, des infirmières, des enseignants ou des travailleurs sociaux, qui ne parviennent plus à tourner avec leur salaire. Le moindre imprévu – une machine à laver qui rend l’âme, un pépin de santé – les plonge dans la pauvreté.»
La hausse du prix des aliments, du gaz et de l’électricité est particulièrement douloureuse. «Je touche 860 livres par mois de l’assistance sociale, mais je dois en débourser 200 rien que pour ma facture énergétique», confirme Temisha. EMS a commencé à proposer des cours à ses usagers pour leur apprendre à réduire leurs frais (de l’alu derrière le radiateur pour refléter la chaleur, une couverture dans le congélateur pour consommer moins d’électricité, des plats cuisinés dans une seule casserole). Ces astuces, Megan, une jeune femme de 24 ans qui a deux enfants de 6 et 2 ans, les connaît. Mais cela ne suffit pas. «Nous avons commencé à éteindre le chauffage à certains moments de la journée, dit-elle. Pour tenir le coup, nous empilons les couches de vêtements.» Elle est mère au foyer et son conjoint Charlie, 25 ans, travaille comme garde de sécurité.
«Son salaire ne suffit pas à nous faire tenir jusqu’à la fin du mois», glisse-t-elle. Une fois par semaine, ils viennent à la banque alimentaire de Unity in Community, une organisation charitable. Les bénévoles se hâtent de remplir des caisses de saucisses, de toasts, de conserves et de barres chocolatées. «Dépêchez-vous, il y a la queue», recommande Dennis Woods, l’un d’eux. «Quelqu’un veut du soda au gingembre? Y a-t-il des propriétaires de chiens ou de chats qui ont besoin de croquettes?», interroge Jill, son épouse.
Des signes d’espoir
Ici aussi, la demande a explosé. «Nous avons constaté une hausse de 30% de la fréquentation depuis le début de la crise du coût de la vie», relève Dennis Woods. Les nouveaux venus sont souvent jeunes et mal rémunérés. «La plupart ont quitté l’école à 16 ans et manquent de qualifications», dit le bénévole. Lui-même a un contrat «zéro heure»: «Certains mois, je travaille quatre jours, d’autres dix, détaille-t-il. Je ne sais jamais à l’avance et il n’y a pas de minimum garanti.» Une ubérisation du travail particulièrement prévalente dans les régions post-industrielles du Royaume-Uni. A Hull, la majorité des emplois sont dans la vente, la restauration et les centres de distribution des géants de l’e-commerce comme Amazon. La ville possède certes quelques usines de caravanes et de traitement du poisson, mais ce sont des secteurs en perte de vitesse.
Le long des quais de Hull, les premiers signes d’une régénération ont toutefois commencé à poindre. The Deep, un aquarium au look futuriste, occupe le site des anciens docks. Des galeries d’art, des cafés et des espaces de coworking ont envahi les entrepôts jadis utilisés comme marché aux fruits par les dockers. Au loin, on aperçoit les cheminées et les grues de l’usine Siemens, inaugurée fin 2016. Elle sert à assembler les éoliennes destinées aux gigantesques fermes qui ont vu le jour ces dernières années en mer du Nord. «Ce sont de bons emplois, bien rémunérés, note Andy Pike. Mais il y en a peu et ils sont hautement qualifiés, ce qui les rend inaccessibles pour la majorité des habitants locaux.» Pour l’heure, le groupe allemand a investi 310 millions de livres et créé 800 postes sur place.
«Le moindre imprévu – une machine à laver qui rend l’âme, un pépin de santé – les plonge dans la pauvreté» JAN BOYD, DIRECTRICE DE L’ORGANISATION CARITATIVE EMS
«Certains mois, je travaille quatre jours, d’autres dix. Je ne sais jamais à l’avance»
DENNIS WOODS, HABITANT DE HULL
Ce renouveau ne touche guère la cinquantaine de hères qui se sont rassemblés à la tombée de la nuit devant l’église St Mary, près du centre de Hull. Souffrant de troubles mentaux ou de handicaps, accros à la drogue ou à l’alcool et vivant pour la plupart dans la rue, ils sont venus chercher un repas gratuit, servi par l’organisation Reaching Out To The Homeless. Au menu ce soir: burger, quiche et pommes de terre au four. Après quatorze ans d’austérité imposés par le gouvernement conservateur, les services sociaux et de santé sont en mauvais état. «Les plus vulnérables passent entre les mailles du filet, dit Karina Wilkinson, qui gère la distribution de nourriture. Les hôpitaux n’ont pas les moyens de les prendre en charge et les logements sociaux manquent. Quant aux foyers pour SDF, les autorités en ont délégué la gestion à des sociétés privées qui y voient avant tout une source de profits.»
Avec la crise du coût de la vie, elle voit de plus en plus de gens perdre leur logement car ils ne parviennent plus à payer leurs factures. C’est le cas de Kyle, 25 ans. «Je dois quitter mon appartement demain matin avant 10h», confie-t-il. Endetté, le jeune chômeur a manqué le versement d’un loyer, alors qu’il était en plein bras de fer avec le propriétaire à propos d’une infestation par des rats. «Il en a profité pour me virer», enrage-t-il. Il était pourtant sur le point de reprendre sa vie en main. «Je viens de postuler auprès de plusieurs universités pour étudier l’économie», dit-il. Mais demain soir, il ne sait pas où il dormira. Dans cette Angleterre délaissée, les histoires finissent rarement bien.
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