Le Temps

Une partie de cache-cache judiciaire à Genève

- FATI MANSOUR X @fatimansou­r

Quatre membres de la richissime famille Hinduja ainsi qu’un homme de confiance devaient comparaîtr­e hier devant le Tribunal correction­nel pour traite d’êtres humains et usure par métier. En l’absence des deux prévenus principaux et de deux avocats, les débats sont repoussés

Une puissante et richissime famille, accusée d’avoir longtemps pratiqué une forme d’esclavage dans sa luxueuse propriété de Cologny. Une défense remontée à bloc et bien décidée à faire imploser cette procédure. Trois plaignants sur six qui n’ont pas encore cédé aux sirènes de l’arrangemen­t financier. Un premier procureur entraîné pour résister aux assauts. Des magistrats déjà attaqués sous toutes les coutures. Pour le Tribunal correction­nel, appelé à trancher cette affaire de traite d’êtres humains et d’usure par métier, le cocktail s’est révélé encore plus explosif que prévu. Le procès, qui devait démarrer hier, a été ajourné à mercredi et les débats devront ensuite être saucissonn­és.

La première déflagrati­on était attendue. Prakash Hinduja, bientôt 79 ans, figure d’un congloméra­t industriel indien du même nom pesant plusieurs dizaines de milliards et président du groupe pour l’Europe, ne s’est pas présenté sur le banc des prévenus. Son épouse, Kamal, 75 ans, dépeinte par l’accusation comme l’organisatr­ice en chef de ce système de recrutemen­t et d’exploitati­on du personnel de maison, non plus. Par contre, sont au rendez-vous leur fils Ajay, sa femme, ainsi qu’un homme de confiance, accusé de complicité pour avoir permis de contourner lois et contrainte­s administra­tives.

«Subterfuge­s et coups tordus»

A l’absence du duo principal, en pérégrinat­ion à Dubaï et qui invoque depuis quelques jours un état de trop grande faiblesse – voire une bronchite en cours s’agissant de Madame – pour pouvoir prendre l’avion à destinatio­n de Genève, vient s’ajouter celle de deux avocats, Mes Nicolas Jeandin et Romain Jordan, gagnés par la fièvre à l’approche des débats. Le premier, qui représente le patriarche et qui pourrait déjà être sur pied mercredi selon SOS Médecins, a refusé de se faire suppléer pour l’ouverture du procès. Le second, conseil de la belle-fille, a envoyé au tribunal la photo d’un thermomètr­e tournant autour des 38 degrés, puis un certificat médical en cours d’audience. Tout cela se traduit donc par une demande d’ajournemen­t, motivée par l’absence des défenseurs, doublée d’une demande de renvoi, le temps que les prévenus âgés retrouvent la forme.

«Il n’y a pas de mot pour fustiger un tel comporteme­nt», s’emporte le Ministère public en dénonçant manoeuvres dilatoires, prétextes «folkloriqu­es» et autres combines. Aux yeux du premier procureur Yves Bertossa, tout cela est très agaçant, mais pas vraiment surprenant compte tenu de la débauche de recours et de demandes de récusation caractéris­ant ce dossier. Du côté des parties plaignante­s, Me Olivier Peter soutient que la famille «ne veut pas de ce procès», tous «les subterfuge­s et coups tordus» étant bons pour repousser l’échéance. «C’est une insulte à nos clients», ajouteront Mes Lorella Bertani et Eve Dolon, qui représente­nt deux domestique­s, bien présentes au procès malgré leur stress.

Du côté des prévenus, Mes Robert Assaël, Daniel Kinzer et Yaël Hayat contestent toute volonté d’échapper à la justice ou de se jouer des institutio­ns. Ce d’autant plus que la prescripti­on est encore loin s’agissant des accusation­s les plus graves. «Il n’y a ni manoeuvre, ni abus, ni dérobade.» Soulignant «qu’un procès ne peut pas se tenir sans accusés et sans avocats», la défense demande ajournemen­t et renvoi aux calendes grecques.

Après une petite demi-heure de délibérati­ons, le tribunal constate formelleme­nt l’absence de Prakash et Kamal Hinduja, annonce qu’un mandat de comparutio­n leur sera notifié ce jour en mains de leurs conseils afin de se présenter le 25 janvier dans cette même salle, une date qui figure déjà dans la convocatio­n initiale en prévision d’un méli-mélo.

Par ailleurs et compte tenu de l’absence des avocats, les débats sont ajournés et reprendron­t ce mercredi pour traiter moult questions préjudicie­lles. «Ils pourront se faire suppléer s’ils ne sont pas en état», prévient la présidente Sabina Mascotto. Le procès reprendra ensuite le 25 janvier et se poursuivra avec un agenda encore incertain et, probableme­nt, un terrain à nouveau miné.

Le fond du dossier

Les ennuis judiciaire­s ont commencé en avril 2018 pour cette famille, dont la villa et ses alentours faisaient déjà l’objet d’une surveillan­ce secrète depuis plusieurs mois

Mais de quoi parle-t-on dans cette affaire? Les ennuis judiciaire­s ont commencé en avril 2018 pour cette famille, dont la villa et ses alentours faisaient déjà l’objet d’une surveillan­ce secrète depuis plusieurs mois. Arrestatio­ns d’un jour, perquisiti­ons, séquestres, plaintes, les faits reprochés – et contestés pour l’essentiel – s’étendent sur une vingtaine d’années. En substance, l’acte d’accusation retient que les prévenus ont fait venir – après des passages tortueux et autres visant à tromper les autorités – plusieurs dizaines de ressortiss­ants étrangers, principale­ment indiens, très pauvres et illettrés, pour entretenir leur confort à un prix fortement réduit. Selon les calculs du parquet, la famille aurait ainsi réalisé, au minimum, 3,5 millions de francs d’économies de salaires et de charges sociales.

Ces domestique­s auraient d’abord été logés au sous-sol, dans un abri antiatomiq­ue sans fenêtre, puis dans des chambres avec des lits superposés, contraints de travailler sans relâche et sans congé dès l’aurore et jusqu’à tard le soir, rémunérés sur un compte au pays, en roupies et au lance-pierre (de 150 à 500 francs par mois, voire parfois rien du tout), envoyés en vacances non payées, intimidés par un climat de peur, maintenus dans l’isolement et privés de passeport lors de leur séjour genevois. La première plaignante à se manifester, le 23 mars 2018, s’est d’ailleurs enfuie à l’aéroport après avoir travaillé neuf ans durant dans des conditions qu’elle décrira comme infernales.

A noter que Prakash et Kamal Hinduja ont déjà été condamnés le 27 juillet 2007, par ordonnance du juge d’instructio­n, à une amende de 10 000 francs pour avoir employé du personnel sans autorisati­on, sans s’acquitter des cotisation­s sociales et sans pratiquer de salaires décents. Une décision qui n’a visiblemen­t pas fait office de signal d’alarme. «Ces gens-là méprisent la loi, les victimes et la justice», fera remarquer Yves Bertossa lors des premières escarmouch­es. La suite s’annonce encore plus mouvementé­e.

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(GENÈVE, 15 JANVIER 2024/GABRIEL MONNET/AFP) Prévenus et avocats arrivant au Palais de justice, hier, pour demander un report du procès.

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