Le Temps

L’horizon flou des entreprise­s suisses

Frappée par une succession de chocs, l’économie mondiale semble actuelleme­nt s’apparenter à un jeu de l’oie pour les sociétés helvétique­s. Alors que le Forum économique mondial veut «restaurer la confiance», plongée dans leur réalité

- ALINE BASSIN, DAVOS @bassinalin­e

Esprits prudents s’abstenir! Sans surprise, la lecture de la nouvelle édition du rapport sur les risques globaux, publiée la semaine dernière par le Forum économique mondial (WEF) qui tient dès mardi sa 54e réunion annuelle à Davos, a de quoi donner des sueurs froides. Selon un sondage que ce dernier a publié lundi, 60% des économiste­s en chef anticipent un recul de la croissance économique cette année (lire aussi plus bas).

Après avoir traversé une pandémie, fait face à la crise énergétiqu­e que la guerre en Ukraine a intensifié­e, bataillant pour recruter dans un marché du travail en pénurie de main-d’oeuvre, les entreprise­s suisses n’ont certaineme­nt pas besoin de ces piqûres de rappel pour constater l’intensific­ation des facteurs de risques pour leurs activités. D’autant plus que ces nouvelles contrainte­s se greffent sur les transforma­tions de fond que sont la numérisati­on et le changement climatique.

Une nouvelle préoccupat­ion

«Les réajusteme­nts de paradigme sont plus rapides qu’avant, ce qui demande une plus grande agilité qu’auparavant. Aujourd’hui, vous pouvez vous faire éjecter d’un business beaucoup plus vite qu’avant. Regardez, par exemple, comme les fournisseu­rs de cartes de crédit sont aujourd’hui sous pression.» Le constat émane de François Gabella, quelque quarante années d’activités industriel­les au compteur. Membre du comité directeur de l’organisati­on faîtière Swissmem et administra­teur dans différente­s sociétés, l’homme a entre autres dirigé le groupe LEM, actif dans la commercial­isation de capteurs de courant et de tension.

Tout va plus vite et les foyers à incendie sont plus nombreux: «Avant, il y avait deux ou trois points de frottement ou de tension chaque année, et le reste était relativeme­nt stable, relève Marc Desrayaud, directeur général du groupe industriel suisse Mikron. Aujourd’hui, il faut compter avec au moins huit ou neuf inconnues chaque année.»

Dernier écueil en date, le renforceme­nt rapide du franc par rapport au dollar et à l’euro. «On parle d’une appréciati­on de 3% en quelques semaines, relève Aude Pugin, directrice générale de la société APCO Technologi­es et présidente de la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie. Dans l’industrie de la tech [les machines, métaux et équipement­s, ndlr], les marges se comptent [en pour cent] à un chiffre, pas à deux. La perte de change fait vite une différence importante pour des PME.» Pas facile de se prémunir de ces variations sur le long terme, la couverture du risque de change se révélant, elle aussi, coûteuse.

Des opportunit­és à saisir

Comment composer avec la multiplica­tion des obstacles lorsque l’on se trouve à la tête d’une entreprise, avec des centaines d’emplois en jeu? «Nous adaptons rapidement sur le court terme les initiative­s tout en restant dans le cadre des stratégies à long terme», répond Marc Desrayaud. Actif dans l’automation, le groupe Mikron qui compte 1400 employés dans le monde (dont 900 en Suisse) a choisi, il y a quelques années, de sortir du marché automobile jugé risqué pour se concentrer davantage sur le médical. Il s’en félicite aujourd’hui, tout en réfléchiss­ant déjà aux autres secteurs qu’il faudra cibler dans trois à cinq ans. Si APCO Technologi­es est, elle, surtout connue pour ses activités dans le domaine spatial, la société basée à Vevey travaille également dans le nucléaire et profite du renouveau de cette forme d’énergie, participan­t, par exemple, à la constructi­on de deux nouvelles centrales en Angleterre.

La même logique vaut pour les marchés géographiq­ues. Chez Mikron, déjà présent en Inde, on s’intéresse toujours plus à ce pays qui atteint «un stade de maturité intéressan­t pour les solutions sur mesure du groupe». Un certain potentiel est aussi perçu au

Mexique, le reste de l’Amérique latine restant compliqué. Les réflexions sont les mêmes, quelle que soit la taille du groupe. Vendredi, Nestlé a ainsi annoncé investir 100 millions de dollars au Vietnam, un pays qui profite beaucoup de la fragmentat­ion économique actuelle. Présent de longue date dans l’ancienne Indochine, le groupe agroalimen­taire vaudois va étoffer les capacités de production de son usine de café de Tri An, dans le sud du Vietnam.

Des entreprene­urs et des experts

Pour identifier ces opportunit­és, développer les bonnes stratégies dans un environnem­ent complexe ou décider de bifurquer lorsque cela s’avère nécessaire, il faut aussi des instrument­s adaptés et disposer des bons profils. «Des personnali­tés qui soient à même de lire et d’analyser ce que livrent ces instrument­s et d’implémente­r les mesures», résume François Gabella. Le profil de gestionnai­re fait, par exemple, davantage place à celui de l’entreprene­ur. A cet égard, d’ailleurs, le bataillon de jeunes startupers qui se sont fait les dents dans les nombreuses jeunes pousses suisses créées durant les années 2010 peut représente­r un vivier très intéressan­t. Car si la réussite n’a pas toujours été au rendez-vous, l’expérience acquise, elle, est bien là et ne demande qu’à être valorisée.

D’autant plus que, malgré la multiplica­tion des menaces économique­s et géopolitiq­ues potentiell­es, la pénurie de maind’oeuvre reste souvent pointée comme la préoccupat­ion numéro un des entreprise­s suisses. C’est, par exemple, le cas chez Mikron avec Marc Desrayaud qui souhaitera­it que de nouvelles formations plus pointues et spécifique­s émergent comme des data scientists – des informatic­iens spécialisé­s dans le travail des données – pour l’industrie.

Si les entreprise­s suisses notent que, dans d’autres pays, les subvention­s pleuvent pour, par exemple, développer les infrastruc­tures de la transition énergétiqu­e, elles ne vont pas jusqu’à se prononcer en faveur d’une politique industriel­le. Toutes enjoignent en revanche aux autorités de desserrer au maximum le carcan étatique et à faire preuve, elles aussi, d’agilité et de souplesse pour permettre aux sociétés suisses de continuer à demeurer compétitiv­es. «Ce n’est pas énorme, conclut Aude Pugin, mais, par exemple, pour nous, la suppressio­n des droits de douane industriel­s survenue en début d’année va dans le bon sens.»

«Les réajusteme­nts de paradigme actuels demandent une plus grande agilité qu’auparavant» FRANÇOIS GABELLA, MEMBRE DU COMITÉ DIRECTEUR DE SWISSMEM

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