Le Temps

L’épineux débat sur les inégalités

Oxfam dénonce dans son rapport annuel un accroissem­ent de l’écart entre les plus riches et les plus pauvres. Mais la méthodolog­ie employée par l’ONG et ses conclusion­s sont sujettes à débat

- ALEXANDRE BEUCHAT @beuchat_a

Les grands chefs d’entreprise ne sont pas les seuls bénéficiai­res du Forum économique mondial de Davos. L’événement offre également une tribune à ses plus virulents détracteur­s. Comme chaque année avant la réunion du WEF, l’ONG Oxfam a dénoncé hier dans un rapport le creusement des inégalités.

Les cinq hommes les plus riches de la planète ont vu leur patrimoine doubler depuis 2020. Leur fortune est passée de 405 milliards à 869 milliards de dollars. Parmi eux, Bernard Arnault (LVMH), Jeff Bezos (Amazon) ou Elon Musk (Tesla, X, SpaceX). Portés par l’envolée des cours boursiers, les ultra-riches voient d’année en année leur poids financier grandir grâce à leur participat­ion au capital de multinatio­nales.

Pendant ce temps, le patrimoine et les revenus cumulés de cinq milliards de personnes ont reculé, fustige Oxfam. Et de dénoncer que la fortune d’un multimilli­ardaire pourrait dépasser les 1000 milliards de dollars dans environ dix ans si la tendance actuelle se maintenait, tandis que la pauvreté ne serait éradiquée que dans 230 ans.

«Nous assistons à ce qui semble être le début d’une décennie des fractures. Des milliards de personnes subissent les chocs économique­s dus à la pandémie, à l’inflation et à la guerre, tandis que les milliardai­res prospèrent. Ces inégalités ne sont pas le fruit du hasard. La classe des milliardai­res veille à ce que les entreprise­s contribuen­t avant tout à son propre enrichisse­ment, au détriment du reste de la population», dénonce Amitabh Behar, directeur général par intérim d’Oxfam Internatio­nal.

Appel à taxer les plus fortunés

«En faisant pression sur les travailleu­rs avec des salaires qui augmentent moins vite que l’inflation, en évitant l’impôt, en privatisan­t l’Etat et en participan­t grandement au réchauffem­ent climatique, les grandes entreprise­s creusent les inégalités», écrit l’ONG. Outre le démantèlem­ent des monopoles privés et le plafonneme­nt de la rémunérati­on des hauts dirigeants, Oxfam appelle à mettre en place un impôt sur la fortune des multimilli­onnaires et des milliardai­res, qui pourrait rapporter jusqu’à 1800 milliards de dollars par an.

Très attendu chaque année, le rapport annuel d’Oxfam bénéficie d’un fort écho médiatique. Il suscite également des critiques, en premier lieu en raison de la méthodolog­ie employée. Pour son rapport, l’organisati­on se base notamment sur l’étude sur les grandes fortunes de Forbes, le Global Wealth Report d’UBS et les chiffres de la pauvreté de la Banque mondiale.

Cette mise en relation a peu de sens parce que le développem­ent dépend de paramètres différents, notamment dans le cas des avoirs, de l’évolution du cours de la bourse, affirmait il y a quelques années l’économiste serbo-américain Branko Milanovic, spécialist­e de la recherche sur les inégalités.

«Ces disparités ne sont pas le fruit du hasard» AMITABH BEHAR, DIRECTEUR GÉNÉRAL PAR INTÉRIM D’OXFAM INTERNATIO­NAL

En clair, la plupart des économiste­s ne remettent pas en question l’affirmatio­n d’Oxfam selon laquelle les grandes fortunes ne cesseraien­t de croître. Cependant, le choix de prendre ce classement comme indicateur des inégalités dans leur ensemble est discutable.

La pandémie a certes durement affecté les performanc­es économique­s de nombreux pays et fait grimper la pauvreté. Mais les inégalités de revenus avaient fortement diminué entre 2000 et le début du covid, selon les recherches de Branko Milanovic. En se basant sur un scénario optimiste, selon lequel l’évolution observée pendant les dix années précédant la pandémie se reproduira­it, l’extrême pauvreté aurait pratiqueme­nt disparu en 2035, et donc pas du tout dans 230 ans, comme le prévoit Oxfam.

Une autre critique réside dans la notion de patrimoine net. Dans son étude, Forbes utilise les actifs nets, soit les actifs immobilier­s et financiers auxquels on soustrait les dettes, pour comptabili­ser la fortune des milliardai­res. Or, selon nombre d’économiste­s, cet indicateur ne permet pas vraiment de savoir qui est riche ou ne l’est pas. En clair, une personne qui fait un emprunt pour acheter une maison aura un actif net négatif, mais cela ne veut pas dire qu’elle est pauvre.

Débat relancé aux Etats-Unis

Au-delà du rapport d’Oxfam, le débat agite également le monde académique. De nouveaux travaux contestent la flambée des inégalités pointée par l’économiste français Thomas Piketty. Publiée fin 2023 dans le prestigieu­x Journal of Political Economy, une étude de deux économiste­s américains, Gerald Auten, du Ministère américain des finances, et David Splinter, du Comité sur la fiscalité, montre que les inégalités n’auraient pas explosé aux Etats-Unis depuis les années 1960. Au contraire, elles seraient assez stables.

Le débat est assez technique. Pour résumer, leur méthodolog­ie diverge. Les différence­s les plus importante­s concernent l’estimation de revenus sous-déclarés. Gerald Auten et David Splinter ont introduit une série de modificati­ons. Ils ont notamment pris en compte les transferts sociaux. Ils ont corrigé l’impact de la réforme fiscale de 1986, qui a poussé les Américains aisés à intégrer des éléments de rémunérati­on qui ne figuraient pas auparavant dans leur déclaratio­n de revenus.

«Nous disposons aujourd’hui de données beaucoup plus détaillées qu’il y a vingt ans, note Cédric Tille, professeur d’économie à l’Institut de hautes études internatio­nales et du développem­ent (IHEID) à Genève. C’est un progrès incontesta­ble. Il n’est donc pas surprenant que le message évolue.»

Le débat sur les inégalités est donc loin d’être clos et s’annonce animé. Reste que la concentrat­ion croissante des revenus au sommet interpelle. Par ailleurs, le développem­ent technologi­que suscite également des inquiétude­s. Selon un rapport publié par le Fonds monétaire internatio­nal (FMI) en marge du WEF, l’intelligen­ce artificiel­le pourrait accélérer les inégalités salariales, avec un effet négatif tout particulie­r sur les classes moyennes.

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(DAVOS, 14 JANVIER 2024/IMAGO/SOPA IMAGES) La veille de l’ouverture du WEF, des activistes ont manifesté contre la tenue de l’événement.

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