Maya Bösch visite les méandres de l’amour crucifié
Sombre, vénéneux et léché. Dans «Quartett», texte séditieux de 1980 d’Heiner Müller, la metteure en scène établie à Genève ressuscite une esthétique du mal très «nineties» au Théâtre Saint-Gervais
Aujourd'hui où tout se questionne en scène de manière ouverte et quasi sans artifices, le spectacle de Maya Bösch est un manifeste en soi. Un cri pour que le théâtre conserve son mystère et sa force d'évocation esthétique. Son venin, aussi, qui trouble le sens et les sens. Au sortir de Quartett, à voir ces jours au Théâtre Saint-Gervais, on est dès lors plus bouleversé par le statement formel de la metteuse en scène et de son équipe artistique que par le propos luimême. C'est que, dans ce texte de 1980, star des scènes occidentales depuis, le dramatuge est-allemand Heiner Müller distribue un grand méli-mélo de vindictes acides entre Merteuil et Valmont, deux seigneurs de la prédation. Même s'ils sont magnifiquement interprétés par Jeanne de Mont et Gilles Tschudi, ces duellistes font un peu vieux couple faisandé à l'heure où toutes les formes d'identités et de relations amoureuses sont permises et visitées.
Je t'aime moi non plus. Et je te le dis en prenant ton visage et le visage de ta proie. Assez classiquement, Heiner Müller charge la marquise de Merteuil d'être la dame loyale de cette crucifixion de l'amour amoureux. C'est elle qui parle en premier de cette haine de la dépendance et c'est elle qui devient successivement Valmont et la jeune Cécile de Volanges, vierge à peine sortie du couvent et cible trop facile pour le vicomte qui ajoute la conquête de Madame de Tourvel comme mission.
«Dark», c’est «dark»
Si neuf ans avant la chute du Mur et la fin du communisme, Heiner Müller récrit Les Liaisons dangereuses de Laclos à sa manière, c'est pour insister sur l'art de la dissimulation des puissants et dire comment ces dirigeants ultra-décadents sont enivrés par le goût du sang. D'où, dans cette pièce montée pour la première fois en français en 1983 par le regretté Marc Liebens, cette langue capiteuse et vénéneuse qui envoûte et ajoute du mystère au mystère. D'où aussi, les changements de rôle auquel Valmont se prête également, puisqu'il devient la Tourvel, provoquée sur son saint terrain par Merteuil qui interprète alors le vicomte.
Vous suivez? Peu importe, en réalité. Ce n'est pas le Cluedo de qui tue qui après l'avoir séduit qui préoccupe Maya Bösch dans le sillage des illustres Bob Wilson, Patrice Chéreau et Matthias Langhoff. Plasticienne autant que metteuse en scène, la Genevoise d'adoption a toujours prêté au théâtre un pouvoir de transfiguration qui s'exerce bien au-delà des mots.
C'est spécialement le cas ici avec une scénographie très dark qui rappelle les nineties et dans laquelle rivalisent les angles à vif, les tiroirs et les miroirs. Un superbe jeu d'emboîtements conçu par Thibault Vancraenenbroeck qui signe aussi les costumes – corsets, manteau en lambeau, baleines métalliques mimant et brocardant l'arsenal sado-maso.
Le moment le plus beau? Cette brèche dans le mur du fond au moment de la chute de la Tourvel (Gilles Tschudi au sol). Un cercle de lumière qui rappelle les tableaux de la Renaissance s'ouvrant en rond sur un ciel éternel. Mais il y a aussi les ors des portes estampillées qui se dévoilent subitement quand est lancée la chasse à l'aristo femelle. Ou ces rais de lumière qui filent à l'horizon à l'heure de l'affrontement final des deux duettistes. Le tout sur la partition sonore très fine de Rudy Decelière qui alterne les pulsations furieuses et les réverbérations profondes.
Les amateurs de baroque apprécieront ce théâtre tout-puissant qui règle ses comptes avec une époque happée par les posts et les écrans. Les autres chercheront en vain leur chat dans ce grand déploiement où les personnages aux voix amplifiées parlent parfois en allemand avec surtitrage couleur sang. Mais, quoi qu'il en soit, Maya Bösch, son équipe artistique et les comédiens prouvent une nouvelle fois leur grand talent.
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