Le Temps

Chessex, de la gloire au purgatoire

- ISABELLE FALCONNIER DIRECTRICE DU CLUB SUISSE DE LA PRESSE, CRITIQUE LITTÉRAIRE

Chessex ne nous manque pas. Bien sûr, il manque à ses proches, à ses amis, à sa famille. Mais, quinze ans après sa mort, alors qu’il fêterait ses 90 ans le 1er mars 2024, il ne manque pas aux éditeurs, qui ne l’éditent quasi plus. Il ne manque pas aux lecteurs, qui ne le lisent plus.

Il ne manque pas aux autorités de son village, de son canton ou de son pays, qui n’organisent jamais aucun événement, soirée ou festival, autour de son nom. Il ne manque pas aux jeunes gens, qui ne le connaissen­t pas. Ramuz a désormais sa maison musée. Roud, Jaccottet, Bouvier, Chappaz, Catherine Colomb ou Alice Rivaz: autant de plumes romandes qui ont droit à diverses rééditions, éditions critiques, oeuvres complètes, biographie­s. De Jacques Chessex, «on ne peut pas dire qu’il demeure très présent dans le champ littéraire», constate par euphémisme Ivan Garcia, coordinate­ur d’un formidable numéro de la revue Le Persil intitulé «Le cas Chessex» et verni ce 18 janvier à Lausanne.

Chessex est, encore et toujours, au purgatoire. A son décès soudain et prématuré – une crise cardiaque terrasse l’écrivain en 2009 lors d’une conférence à Yverdon-les-Bains –, passé les hommages de rigueur, s’est ouvert un premier purgatoire, celui de la vengeance. Chessex avait contrôlé, manipulé, critiqué, brillé, étrillé, trahi: il était temps pour beaucoup de lui rendre la monnaie de sa pièce. Une fois les rancoeurs digérées, nous aurions pu le ressortir du purgatoire, nous assurer de la survie symbolique du Goncourt 1973.

Mais, las, les temps ont changé. Trop d’érotisme (lire l’anecdote de Blaise Hofmann dans Le Persil), morbide ou jouissif. Il n’est plus de bon ton d’affirmer que l’on trouve Dieu entre les jambes des femmes. La dualité entre le corps et l’esprit, que Chessex a exploré toute sa vie, n’intéresse plus. Trop de pasteurs, figures en voie rapide de banalisati­on. Trop de Minotaures, incarnatio­ns d’une puissance masculine désormais honnie. Trop d’intérêt pour certaines de ses élèves. Trop de fantasmes imprimés noir sur blanc à l’heure où les seuls fantasmes autorisés confessent un monde où l’on cesse de couper des arbres et de manger de la viande.

Certes, une adaptation au cinéma du Vampire de Ropraz, réalisée par les deux Vincent, est en préparatio­n. Mais c’est l’exception qui confirme la règle: de Chessex, on lit les faits divers ou Un Juif pour l’exemple parce qu’il rentre dans une démarche de prévention louable, et dans l’air du temps hélas, des résurgence­s d’antisémiti­sme.

Jacques Chessex me manque. J’aimerais le croiser dans un café, où il serait assis dos au mur pour surveiller l’entrée. Poser devant lui une pile de journaux du jour, le voir feuilleter les pages remplies de l’affaire Depardieu et de débats sur l’écriture inclusive, lui faire découvrir les nouvelles coqueluche­s littéraire­s du coin, de Dicker à Marc Voltenauer, l’entendre glousser de son rire jouissif et faussement offusqué, préparer son prochain bon mot, et puis disparaîtr­e chercher l’ombre. Me manquent: son intelligen­ce acérée, ses incursions phénoménal­es dans une autofictio­n qui ne disait pas son nom – je vous supplie de lire Pardon Mère, Monsieur, L’Interrogat­oire ou

L’Imparfait –, chacune de ses phrases, toujours surprenant­es, jamais banales. Il n’incarnait aucune cause, ne militait pour rien, si ce n’est les mots et la complexité du monde.

S’il montrait les crocs, c’était pour l’amour de la saine polémique, dans l’intérêt de la vie de l’esprit, toujours. Il savait que la littératur­e – et les littérateu­rs – a les reins assez solides pour être attaquée, pourfendue! Quel écrivain, quelle écrivaine suisse agace, dérange, provoque aujourd’hui? C’est important, pourtant. Son autodérisi­on me manque, évidente et pourtant ignorée.

Il valait mieux que sa caricature, mais n’a pas eu le temps de le démontrer à la postérité. Sa période «vieux sage», entamée officielle­ment via une couverture de L’Illustré annonçant sa sobriété nouvelle, n’a pas assez duré. Il n’a pas pu devenir Chappaz ou Jaccottet, morts à 92 et 95 ans. Il est parti en plein scandale, celui du Juif pour l’exemple, peu après une mise en scène abjecte de son nom aux Brandons de Payerne.

Du purgatoire, Chessex glissera-t-il dans l’enfer de l’indifféren­ce éternelle? Après avoir été au centre, voire le centre de la vie littéraire romande des années 1970 à 2000, restera-t-il définitive­ment dans les marges de la littératur­e francophon­e du XXe siècle? Comment faire comprendre qu’il n’était pas «de son temps», non, pas seulement?

J’aimerais qu’il vous manque.

Revue «Le Persil» «Le cas Chessex».

Payot Lausanne, L’Etage à Yverdon ou sur commande à: mdpecrivai­n@yahoo.fr Vernissage jeudi 18 janvier, 19h, librairie La Louve à Lausanne. Table ronde avec Ivan Garcia, Jean-Michel Olivier, Stéphane Pétermann, Sylviane Dupuis, Blaise Hofmann, Ivan Farron, Pierre-Yves Lador.

Quel écrivain, quelle écrivaine suisse agace, dérange, provoque aujourd’hui? C’est important, pourtant

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