Le Temps

Bonnard, portrait du peintre en époux

Dans «Bonnard, Pierre et Marthe», Martin Provost se penche sur la figure de l’artiste post-impression­niste pour donner le beau rôle à son épouse, campée par Cécile de France

- NORBERT CREUTZ

S'il est un cinéaste qu'on ne peut pas soupçonner d'avoir attendu la vague #MeToo pour s'intéresser aux femmes, c'est bien Martin Provost. Acteur discret reconverti dans la réalisatio­n, le Breton a même consacré toute sa carrière à ce jour – soit huit longs métrages, dont dernièreme­nt La Bonne Epouse et Sage Femme – à la cause féminine! Séraphine (2008, avec Yolande Moreau), magnifique évocation de la peintre «naïve» Séraphine de Senlis, et Violette (2013, avec Emmanuelle Devos), dédié à la «sulfureuse» écrivaine Violette Leduc, l'ont de surcroît consacré comme maître du biopic d'artistes. Il n'y a donc guère de surprise à le voir aborder aujourd'hui le peintre post-impression­niste Pierre Bonnard (1867-1947) à travers sa relation avec celle qui fut sa muse et son épouse – certains ont ajouté sa geôlière, mais pas lui.

Impossible en effet de dissocier Bonnard de la mystérieus­e Marthe, qui fut son unique modèle, occupant un bon tiers de son oeuvre! Mais c'est aussi dire qu'une large partie de cette histoire, profondéme­nt intime, est restée matière à conjecture­s. Pour la raconter, Provost choisit plus ou moins la même méthode que Bradley Cooper dans son récent Maestro consacré à Leonard Bernstein, c'est-à-dire d'évoquer ce couple à travers quelques moments clés. Sauf que son point de vue est plus ancré du côté féminin, faisant du génie supposé de l'affaire un homme plutôt falot et de son art presque une question secondaire.

«Pourquoi sont-ce toujours les femmes qui posent?» commence naïvement par demander Marthe (Cécile de France, parfaite en fille du peuple qui se fait passer pour une aristocrat­e ruinée) peu après leur rencontre, en 1893. «Parce que ce sont les hommes qui peignent», répond du tac au tac Pierre Bonnard (Vincent Macaigne, très bien choisi et dirigé lui aussi). Avec ses amis, les autoprocla­més Nabis, il rêve alors encore de révolution­ner la peinture, dans un cercle qui s'est formé autour de l'égérie et mécène Misia Godebska (Anouk Grinberg). Par la suite, il se retirera de plus en plus du monde, dans sa modeste maison en Normandie, au bord de la Seine, pour devenir celui qu'on appellera «le peintre du bonheur». Pourtant, après la révélation de l'amour et de la sensualité auprès de Marthe et la découverte de leur havre de paix, ce dernier ne fera plus que leur échapper… C'est du moins la thèse de ce film.

Dernier acte frustrant

Comme dans Le Bonheur d'Agnès Varda, Bonnard découvrira en effet à travers une aventure tragique avec une jeune admiratric­e, Renée Monchaty (Stacy Martin), que l'amour ne s'additionne pas. Mais c'est aussi là que le film, plutôt bien emmanché, révèle ses limites. Les dialogues paraissent soudain surécrits, les ellipses et autres libertés prises avec la chronologi­e exacte de plus en plus contestabl­es. Un instant, dans son malheur de femme trompée, Marthe se découvrira elle aussi artiste. Elle aura même droit à une exposition et au soutien de son mari contrit, puis plus rien, elle sera comme oubliée. Et on passe déjà à la pénible fin de vie avec acteurs lourdement grimés, ce qui a déjà plombé plus d'un film de ce genre.

L’originalit­é de Martin Provost réside dans son travail esthétique, en particulie­r une photo soyeuse aux coloris inhabituel­s

En fait, l'originalit­é de Martin Provost réside plutôt dans son travail esthétique, en particulie­r une photo soyeuse aux coloris inhabituel­s. Une surprenant­e séquence romaine (qui confronte hardiment le trop sage Bonnard au «criminel» Caravage!) en fournit une dernière preuve éclatante. Mais au-delà, son néoclassic­isme de bon aloi ne tient plus la distance. Manquent ici par trop la folie de cette passion dévorante pour la peinture et comment elle pesa sur une Marthe frustrée, par ailleurs privée d'enfants. En fait, c'est comme si l'ima

gination avait manqué au cinéaste pour raconter toute l’histoire. Ou alors une admiration plus profonde pour l’art de Bonnard? Et comme on ne trouvera pas plus de transcenda­nce dans un résonant «merde» final, difficile de sortir totalement satisfait de ce film qui s’est insidieuse­ment laissé gagner par un académisme de mauvais aloi. Comme quoi, le féminisme ne protège pas de tout. ■ Bonnard, Pierre et Marthe, de Martin Provost (France, 2023), avec Cécile de France, Vincent Macaigne, Stacy Martin, Anouk Grinberg, André Marcon, 1h38.

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(FRENETIC FILMS) Impossible de dissocier Bonnard (joué par Vincent Macaigne, au premier plan) de la mystérieus­e Marthe (Cécile de France), qui fut son unique modèle.
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