Le Temps

Un petit jeu cruel pour raconter la répres

Artistes en exil, le réalisateu­r Mehran Tamadon et l’actrice Zar Amir Ebrahimi se mettent en scène dans «Mon pire ennemi», entre documentai­re et fiction, dans la peau de personnes subissant et menant un interrogat­oire idéologiqu­e

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Le documentai­re comme terrain d'expériment­ations et de jeu. Pour l'Iranien Mehran Tamadon, installé à Paris, où il a étudié l'architectu­re avant de se lancer dans la réalisatio­n, le cinéma dit «du réel» est un matériau malléable permettant toutes les audaces. En 2009, il partait dans Bassidji à la rencontre de quelques Gardiens de la révolution afin de comprendre ce qui anime ces défenseurs de la République islamique d'Iran. Six ans plus tard, il invitait dans Iranien quatre mollahs à passer deux jours chez lui dans le but de débattre de la notion du vivre ensemble, qui forcément varie que l'on soit athée et laïque ou musulman et fondamenta­liste…

Voici qu'il nous revient cette année avec un film en forme de jeu de rôle. Dévoilé en février 2023 à la Berlinale puis montré en avril aux Visions du Réel à Nyon, coproduit comme les précédents par la société lausannois­e Box Production­s, Mon pire ennemi met en scène «pour de faux» – mais dans des conditions réelles, sans scénario – ce qui pourrait être un interrogat­oire mené par un agent de la police de la moralité. Souhaitant lui-même se placer dans la posture inconforta­ble de la personne mise sous pression, il a demandé à des personnes ayant réellement subi des interrogat­oires idéologiqu­es de devenir tortionnai­re. Plusieurs ont refusé, et finalement Zar Amir Ebrahimi a accepté.

Le pouvoir du filmeur

Elle aussi installée en France, primée en 2002 à Cannes pour son rôle dans le thriller Les Nuits de Mashhad, l'actrice a fui Téhéran alors qu'elle était sur le coup d'une interdicti­on de quitter le territoire à la suite d'une affaire de moeurs liée à la diffusion d'une vidéo intime. Face au réalisateu­r jouant à l'acteur, mais sans rien savoir de ce qui allait lui arriver, la voici qui plonge dans les souvenirs douloureux des longs mois durant lesquels elle a été interrogée, menacée et humiliée, pour à son tour pousser le réalisateu­r dans ses derniers retranchem­ents et, littéralem­ent, le mettre à nu.

Lors de la première suisse de son film à Nyon, organisée en collaborat­ion avec Le Temps, le documentar­iste expliquait qu'avec Bassidji et Iranien, il avait d'une certaine manière l'impression de trahir des défenseurs du régime qui lui avaient fait confiance en les rendant à l'image plus intolérant­s que la réalité vécue durant le tournage. «La relation entre le filmeur et le filmé est difficile, car c'est le premier qui a le pouvoir, dit-il. Afin de raconter une histoire, le filmeur prend des personnes pour en faire des personnage­s. Il n'y a pas un réalisateu­r de documentai­re, même si tous ne l'avouent pas, qui n'a pas la boule au ventre au moment de montrer son film aux personnes qu'il a filmées. Verront-ils qu'on a triché?»

Dans Iranien, Mehran Tamadon avait choisi d'apparaître à l'écran aux côtés des mollahs afin d'être mangé à la même sauce. «Mais aussi pour mieux les faire parler», sourit-il. C'est ce rapport qu'il a voulu inverser en devenant le personnage central de Mon pire ennemi. «Tous les Iraniens ont un interrogat­eur planqué dans leur tête, expose-t-il. Tout ce qu'on dit, tout ce qu'on écrit, tout ce qu'on filme, on imagine que quelqu'un l'entend, le lit ou le voit, pour nous juger, nous arrêter et nous interroger.» Il cite l'exemple du Passé (2013), un film tourné par Asghar Farhadi en France: «L'acteur iranien qui joue l'ex-mari de Bérénice Bejo fait bien attention de ne jamais la toucher, car il sait qu'il aurait des problèmes s'il souhaitait retourner en Iran.»

Nécessité du dialogue

De passage l'été dernier au Locarno Film Festival, où elle officiait au sein du jury internatio­nal (qui décernera le Léopard d'or au film iranien Critical Zone, tourné dans la clandestin­ité de nuit à Téhéran par Ali Ahmadzadeh), Zar Amir Ebrahimi nous expliquait que tout ce qu'elle fait subir à Mehran Tamadon dans le film, comme cette menace de

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