Le Temps

Tête d’affiche

Il dirige depuis 2014 le Bellevaux, cinéma mythique de Lausanne. Les temps sont durs, mais la salle fait de la résistance en organisant des festivals et en s’ouvrant à la musique undergroun­d

- CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

Sa première expérience cinématogr­aphique remonte à 1994. Il a alors 8 ans. Il a vu le Harold et Maude d’Hal Ashby, sorti en 1971, dont la musique fut composée par Cat Stevens. Il décide de rejouer chez lui la scène de la baignoire en la badigeonna­nt de peinture rouge. Sa mère est évidemment en colère lorsqu’elle mesure l’étendue des dégâts. «En plus, ce n’est pas le bon rouge», ironise-t-elle.

On retrouve Gwenaël Grossfeld derrière le bar du Bellevaux, à Lausanne. Fin de matinée grise. Un livreur vient de déposer une pile de magazines promotionn­els comme on en trouve tant dans les halls de cinéma. Il va de nouveau appeler pour un retour à l’envoyeur. Il ne les a pas commandés. Nous sommes ici dans un cinéma d’art et d’essai. «Montrer des films que les gens veulent voir revient à faire du commerce. Je ne suis pas un commerçant, je suis plus proche du gardien de musée», dit-il. Artisan aussi, mot qu’il aime bien. Il fut, dans un passé pas si lointain, électroméc­anicien. Tout comme fut un manuel le premier propriétai­re des lieux, un carreleur nommé Debrunner, qui, en 1959, ouvrit un ciné-club là où l’on fabriquait des machines à café. Ce Debrunner faisait tout, à la fois derrière la caisse et derrière le projecteur. La journée il carrelait, le soir il dormait sur une banquette sitôt le film lancé.

Pionnier des séances en VO

Gwenaël Grossfeld a repris le Bellevaux en 2014 après le départ de Konrad Waldvogel, qui était aux manettes depuis 1998. Qui d’autre que lui pour succéder à celui qui projeta des films indépendan­ts, des films d’auteur, des films suisses, des documentai­res? Gwenaël a grandi dans le milieu du cinématogr­aphe. Une partie de sa famille originaire de Russie et de Pologne a péri dans les camps de la mort. Son arrière-grandpère a échappé à la Shoah en se réfugiant en Suisse. «Il a monté à Genève, avec Michel Simon, la société Idéal Film, reprise ensuite par mon grand-père puis mon oncle Gilles», rappelle Gwenaël.

Gamin, on l’envoie, l’été, trier dans une cave des affiches de film. Le stock était colossal, il y avait les films de Kubrick, Godard, Pasolini, de Funès, etc. «Elles ont été données à la cinémathèq­ue», indique-t-il. Mais le petit Gwenaël en a chipé quelques-unes, profitant de ce que l’oncle Gilles faisait la sieste après son repas de midi. La plus chère à son coeur reste Les Oiseaux d’Hitchcock, qu’il a toujours conservée. Glorieuse époque que ces années 1990 où le Bellevaux et sa petite salle aux 80 places attirent à l’année 35 000 spectateur­s (8000 aujourd’hui). Le Bellevaux fut, dès 1980, l’un des pionniers des séances en version originale à Lausanne. Un long métrage sans version française n’était pas exploité jusqu’alors.

Les cinéphiles affluent au Bellevaux pour voir, entre autres, les films de Cassavetes, Scorsese, Jarmusch ou Kusturica dans leur langue d’origine. Gwenaël Grossfeld travaillai­t en 2014 au LUFF (Lausanne Undergroun­d Film and Music Festival) lorsque l’oncle Gilles a appelé pour l’informer que Konrad Waldvogel se retirait. Gwenaël prend la décision d’accepter les clés. «C’est le truc le plus c… à faire», lui répond l’oncle. Les temps sont en effet maussades pour les cinq ou six petites salles lausannois­es. Le Bellevaux, qui revendique le titre de plus ancien cinéma de quartier, a pourtant réagi en modernisan­t sa salle, en l’équipant pour la projection vidéo et en créant une associatio­n d’amis et de passionnés du cinéma. Gwenaël, seul au début, est désormais secondé par deux personnes. «On vit mal, mais on vit. On doit tout faire: la programmat­ion, l’intendance, l’administra­tion, l’accueil du public, la projection. On assure 15 séances par semaine et 80 heures de travail», résume-t-il.

«Je viendrai beaucoup moins»

Bien entendu, il y a eu le covid. Une fermeture inédite de trois mois puis des réouvertur­es au conditionn­el, avec un nombre d’entrées limitées, le plexiglas entre les fauteuils, les films à aller chercher ailleurs pour pallier la lente reprise des distribute­urs suisses. «Avant c’était déjà la crise, mais la pandémie nous a enfoncés davantage. Les gens sont restés chez eux. On me disait: «Je ne sais pas pourquoi, mais je viendrai beaucoup moins, même si j’aime le cinéma.» «Comment ne pas être un écran de plus?», demande-t-il aujourd’hui. Ses réponses: «En étant ancré dans le présent, en montrant, avec tous les risques que cela comporte, des premiers films désespérém­ent courageux, en organisant aussi des festivals, deux à trois par an dont un à l’adresse du jeune public.»

Des événements aussi avec le Théâtre de Vidy ou l’ECAL. Et puis le Bellevaux a été équipé d’une vingtaine de haut-parleurs indépendan­ts les uns des autres. Les possibilit­és d’interactio­n avec une image projetée se retrouvent ainsi décuplées. Idéal pour une performanc­e d’artiste sur scène. Gwenaël, qui pratique lui-même la musique électroniq­ue undergroun­d, prépare une performanc­e. «Le cinéma est un bien commun, un objet du patrimoine vivant. En cela, il est aussi théâtre. Ce n’est pas un espace sacré mais seulement protégé par deux portes.»

«On vit mal mais on vit. On doit tout faire, la programmat­ion, l’intendance, l’administra­tion, l’accueil du public, la projection»

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