Féminisme et «matrimoine»
L’acception du mot «patrimoine» englobe tous les biens possédés par une personne, qu’ils proviennent du père, de la mère ou d’autres sources. Le terme «matrimoine» lui fut opposé pour désigner les biens hérités de la mère, jusqu’à la fin du XVIe siècle, avant de disparaître de la langue. Les mouvements féministes le revendiquent désormais pour parler de l’héritage culturel et historique légué par les générations de femmes. Il vise à rééquilibrer le récit collectif et à sortir de l’oubli l’histoire des femmes.
Les initiatives abondent pour atteindre ce double objectif. La Société vaudoise d’histoire et d’archéologie vient de publier le dossier thématique de la Revue historique vaudoise (RHV): «Les femmes: quelle histoire!», riche de 12 contributions. Celle de Pauline Milani et de Raphaëlle Ruppen Coutaz a retenu notre attention par les questions qu’elle pose: «Comment rendre visible l’invisible? Comment écrire l’histoire des femmes à l’échelle nationale?» Leur réponse: l’édition en ligne d’un Nouveau Dictionnaire sur l’histoire des femmes en Suisse, allant de l’Antiquité à aujourd’hui. Elles justifient leur démarche à la fois en raison de la part modeste accordée aux notices biographiques des femmes (5,13% des entrées) par le Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), paru entre 2002 et 2014, de l’importance des fonds d’archives et de l’agentivité des femmes dans des contextes très divers.
L’invisibilité des femmes dans l’histoire suisse est avérée. La RHV en donne les raisons: société dominée par le patriarcat; répartition inégale des tâches selon les sexes; soumission des femmes. Nous pouvons en ajouter d’autres: retards historiographiques; sous-représentation des femmes dans les organes de décision et scientifiques et politiques d’acquisition des archives.
Déjà en 1926, la célèbre militante genevoise Emilie Gourd (1879-1946) observait que «le féminisme en Suisse est de date plus récente que dans la plupart des autres pays» dans l’article y relatif du Dictionnaire historique et biographique de la Suisse.
En réalité, l’histoire des femmes a pris son essor à la fin des années 1970. Dix ans plus tôt, Marthe Gosteli (19172017) avait créé le premier centre des archives féminines, à Worblaufen. Le projet du DHS se concrétisa entre 1988 et 2002. Ses promoteurs étaient conscients des changements des méthodes et des centres d’intérêt de la recherche historique. Ils furent néanmoins contraints à des choix éditoriaux dont la règle de rédaction qui suit en dit beaucoup: «Nous avons autant que possible mentionné la mère et l’épouse (plus rarement l’époux puisque la plupart des biographies concernent des hommes).» Hormis la rédaction centrale, les femmes sont largement minoritaires dans les structures d’encadrement du DHS. En raison du fédéralisme, les Archives suisses ont variablement anticipé les nouvelles attentes citoyennes et sociétales.
Les documents d’archives sont le reflet de l’environnement dans lequel ils sont produits et conservés. Compris sur la longue durée, ils expriment des positionnements des femmes, d’une période à l’autre, résultant de facteurs changeants: tutelle masculine; apologie morale; proto-industrialisation; droit naturel; origine familiale; éducation; vision dualiste entre les sexes et individualisme social. Les études de genre émergent dans les années 1990.
Le futur dictionnaire sur les femmes entend offrir des notices thématiques et des états documentaires, en plus des biographies. Inspiré par deux spécialistes de l’histoire contemporaine, il doit éviter les effets de grossissement selon les sources disponibles. Reprendra-t-il les notices des dictionnaires précédents, des dignitaires, des couvents de femmes et des béguines, les féministes au Moyen Age, présentes dans Helvetia Sacra? Que fera-t-il des femmes citées une seule fois dans les chartriers des établissements religieux du royaume de Bourgogne transjurane (888-1032), dont la répétition des cas confirme un statut social particulier? En fait partie le premier écrit original conservé du canton de Vaud (13 janvier 970), qui révèle une certaine Adza, donatrice, agissant seule, et quatre femmes parmi les témoins.
Réhabiliter le matrimoine, c’est traquer des parcours de vie, rappeler les périodes de luttes et de résistances et refléter l’ensemble des sensibilités féminines. C’est inverser les regards et concevoir enfin l’histoire de l’humanité dans le miroir des femmes.
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Réhabiliter le matrimoine, c’est inverser les regards et concevoir l’histoire de l’humanité dans le miroir des femmes