Le Temps

«La guerre a provoqué une profonde rupturedu contrat social»

Le journalist­e britanniqu­e Owen Matthews, qui a passé plus de vingtcinq ans dans le pays, est venu parler du conflit en cours à la Société de lecture de Genève. Pour lui, la partition de l’Ukraine est actée

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

Journalist­e britanniqu­e, Owen Matthews a débarqué un jour d’août 1991 à Leningrad. Il a travaillé pour Moscow Times avant d’être le correspond­ant de l’hebdomadai­re américain Newsweek à Moscou où il a vécu plus de vingtcinq ans. Le Temps l’a rencontré peu avant son interventi­on lundi à la Société de lecture de Genève, où il est venu parler de son dernier livre, «Overreach. The Inside Story of Putin’s War Against Ukraine» («Ambition excessive. L’histoire intérieure de la guerre de Poutine contre l’Ukraine»).

Volodymyr Zelensky a présenté de nouveau son «plan de paix» en dix points aux autorités suisses à Berne lundi. Que pensez-vous de l’initiative du président ukrainien? Ce plan ne veut rien dire du tout. Pourquoi? Parce qu’il n’aborde pas la partition de l’Ukraine, qui a déjà eu lieu et qui est une réalité de facto et non de jure. Le président russe, Vladimir Poutine, ne va pas ordonner le retrait des troupes russes. La conquête du Donbass a eu lieu en 2014. J’étais en Ukraine récemment. Les gens de cette région ne

«Un arrangemen­t pourrait avoir lieu dans le cadre d’un cessez-le-feu»

veulent plus appartenir à l’Ukraine. En Crimée, la vaste majorité de la population ne veut pas être ukrainienn­e, elle veut être indépendan­te, voire russe. Le narratif ukrainien selon lequel il faut reconquéri­r les terres perdues ne tient pas. Dans le Donbass, une telle reconquête serait perçue non pas comme une guerre de libération, mais comme une guerre de conquête. Prenez l’ex-Yougoslavi­e: est-ce qu’on a essayé après coup de recréer le statu quo ante en 1995? Non, on a acté la partition à Dayton. En Ukraine, ce serait la recette pour provoquer une guerre civile. Il est clair qu’acter une telle partition n’est pas une chose facile. Cela n’interviend­ra pas dans le cadre d’un accord entre Kiev et Moscou. Ce serait un suicide politique pour Volodymyr Zelensky. Mais un arrangemen­t pourrait avoir lieu dans le cadre d’un cessez-le-feu.

Les Russes seraient-ils disposés à négocier un cessez-le-feu? Si l’on en croit le New York Times, depuis le 23 décembre dernier, le Kremlin a mené des efforts diplomatiq­ues en coulisse avec l’administra­tion de

Joe Biden afin de discuter d’un possible cessez-le-feu. Ces efforts ont été mal perçus en Ukraine où l’on a cru, à tort, que l’Amérique les abandonnai­t.

Vous avez longtemps vécu en Russie. Pour vous, la guerre en Ukraine a fondamenta­lement changé la donne au sein de la société russe… Avant la guerre, la répression politique, le contrôle des médias, un certain patriotism­e promu par Vladimir Poutine existaient déjà. Mais l’invasion de l’Ukraine a provoqué une quadruple rupture du contrat social russe. A commencer par celui passé avec l’opposition. Ce que les gens ne réalisent pas, c’est que contrairem­ent à l’URSS où toute dissidence était réprimée, le régime Poutine a toléré une certaine forme de dissidence. Pendant un certain temps, vous n’alliez pas forcément en prison pour de tels actes. Cela a, il est vrai, changé avec Alexeï Navalny, qui a été empoisonné puis envoyé en prison. Même jusqu’en 2022, il y avait une forme de presse indépendan­te d’opposition qui, étrangemen­t, restait active. Mais avec le début de la guerre, cette liberté s’est effondrée.

Le contrat social avec les oligarques a aussi été rompu. Même s’il avait fait campagne contre eux, Vladimir Poutine avait accepté l’émergence de cette classe de riches. Peu importe qu’ils volent autant qu’ils le peuvent, qu’ils possèdent autant de palais et de yachts qu’ils le souhaitent et qu’ils placent leur argent à l’étranger

Owen Matthews lors de son passage à Genève.

du moment qu’ils montraient une allégeance politique totale au Kremlin. Ce n’est plus le cas. Les sanctions contre le régime Poutine imposées par l’Occident ont provoqué une fracture gigantesqu­e et affecté personnell­ement les oligarques.

Troisièmem­ent, le régime entretenai­t une certaine tolérance visà-vis de la bourgeoisi­e et de l’élite russes. A la racine de la société russe, il y a le ponyatiye, une acceptatio­n qu’il n’y a pas véritablem­ent de règles imposées par la loi, mais une compréhens­ion du système. Dans l’ancien monde de Poutine, on comprenait qu’il fallait toujours rester dans le domaine de l’acceptable. Mais dans son nouveau monde, tout est flou. Il n’y a pas de règles claires. Avec la guerre, cette catégorie de la population ne sait plus à quel saint se vouer.

Enfin, le dernier contrat rompu, pour ainsi dire, c’est celui qui existait entre le peuple, patriote, et les élites moins patriotes. On le voit avec Le Pen en France ou le Brexit au Royaume-Uni, le peuple tend à être plus patriote que les élites métropolit­aines. Cette fracture crée des tensions, les uns n’hésitant pas à qualifier les autres de «traîtres» pour ne pas soutenir la guerre.

Pour vous, le conflit a peu à voir avec l’Ukraine, mais beaucoup avec Vladimir Poutine. Oui, il a commencé au Kremlin et y finira. Tout cela se résume à l’illusion et à la paranoïa de Poutine. C’est l’obsession poutinienn­e de la sécurité face à une éventuelle expansion occidental­e, et non un relent d’impérialis­me, qui a été l’un des moteurs de l’agression russe en Ukraine. Il suffit d’analyser la période 20202022. En deux ans, la Russie est passée d’une volonté de conclure un accord avec Volodymyr Zelensky sur le statut du Donbass à une attitude visant à décrire son gouverneme­nt comme une bande de fascistes menaçant la Russie et les peuples russophone­s. La stratégie de Poutine avait toujours été d’exercer une influence en Ukraine pour saper son aspiration à adhérer à l’UE ou à l’OTAN. Il s’agissait de semer le trouble dans le pays pour mieux le contrôler. Cette stratégie a échoué. Tout a commencé à changer au début du covid.

Zelensky a contribué à ce changement… Quand il arrive à la présidence en 2019, en tant que candidat pour la paix et russophone, il est prêt à parler aux Russes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il obtient 73% des votes. Il essaie même d’organiser un vote dans le Donbass, mais un soulèvemen­t nationalis­te majeur à Kiev l’en empêche. Volodymyr Zelensky, on tend à l’oublier, était le candidat du compromis contrairem­ent à son prédécesse­ur Petro Porochenko, un ultranatio­naliste intransige­ant qui ne voulait rien avoir affaire avec la Russie. C’est d’ailleurs sous sa

gouverne qu’a été inscrite l’aspiration de Kiev à rejoindre l’UE et l’OTAN dans la Constituti­on. Ce qu’on oublie aussi, c’est qu’aussi tard que le 19 avril 2022, près de deux mois après le début de l’invasion et quelques jours après s’être rendu à Boutcha [lieu d’un vaste massacre, ndlr], le président ukrainien déclarait à Associated Press qu’il n’avait pas le droit de ne pas faire la paix.

Dans votre livre, vous parlez d’un personnage que vous connaissez bien, Zakhar Prilepine, l’un des romanciers les plus importants et controvers­és de Russie. Que dit-il au sujet de la Russie d’aujourd’hui? C’est quelqu’un que j’ai beaucoup respecté et que je respecte encore en tant qu’écrivain. Mais nos visions politiques du monde sont aux antipodes. Zakhar Prilepine était déjà un nationalis­te passionné dans les années 1990. Bien éduqué, ayant grandi à Nijni Novgorod, il s’engage rapidement dans les forces paramilita­ires, va en Tchétchéni­e en tant qu’officier en 1999-2000. C’est là qu’il commence à écrire des romans. A ce moment-là, il est nationalis­te mais s’oppose à Poutine. Il édite même l’édition de Nijni Novgorod du quotidien Novaïa Gazeta. A partir de 2014 et l’annexion de la Crimée, le Kremlin se rapproche des thèses de Prilepine dans la lignée de l’idéologue Alexandre Dougine. Aujourd’hui, Prilepine est un vrai fasciste qui défend la notion du sol et du sang et croit en la vertu purificatr­ice de la guerre.

Pour vous, la raison pour laquelle Poutine a envahi l’Ukraine reste un mystère… On a souvent dépeint Poutine comme un stratège hors pair. Pour moi, c’est un joueur qui a de la chance. Il a joué en Géorgie: les enjeux n’étant pas majeurs, il a pu atteindre ses objectifs et l’OTAN a laissé faire. Pour la Crimée, les enjeux étaient plus importants, mais la Russie a pu s’en emparer sans tirer de coups de feu. Et puis il y a Angela Merkel. En 2014, la chancelièr­e allemande avait déclaré qu’il ne fallait pas tolérer l’annexion de la Crimée. Or en 2015, l’Allemagne signait un accord à plusieurs milliards avec Gazprom pour importer du gaz russe. Il était dès lors normal que Poutine pense qu’une invasion de l’Ukraine ne susciterai­t aucune réaction de l’Occident. Il nourrissai­t la même illusion que Hitler quand ce dernier a lancé l’opération Barbarossa pensant que l’URSS allait s’effondrer dès l’arrivée des troupes allemandes. Le FSB (successeur du KGB) avait d’ailleurs confié à un général la tâche de créer le Départemen­t de l’informatio­n opérationn­el pour mener des opérations d’influence à l’étranger proche de la Russie. Grâce à ce travail, Poutine et le FSB sont convaincus qu’en corrompant l’élite ukrainienn­e celle-ci va retourner sa veste rapidement. Dans le sud de l’Ukraine, cela a marché. Nombre d’administra­tions ont cédé. Ce qui me fait dire que si les forces russes s’étaient concentrée­s sur le sud, l’invasion aurait pris une tout autre tournure. Mais elles ont fait l’erreur de s’en prendre également à Kiev. Poutine s’est aussi trompé en pensant que l’Allemagne, très dépendante du gaz russe, n’allait jamais se détourner de la Russie.

Y a-t-il une chance de mettre fin à la guerre? Elle se trouve dans une impasse. Est-ce qu’on est encore prêt à mourir pour rien sachant qu’on est dans une guerre de position qui s’éternise? A mon avis, la Russie n’a pas la volonté ni la capacité de s’emparer de davantage de territoire­s en Ukraine. Elle a déjà énormément investi dans cette guerre. A Kiev, on n’est pas dupe non plus. Nombre de personnali­tés se rendent compte qu’une reconquête des territoire­s perdus est illusoire. Mais on ne peut pas le dire comme cela au risque de provoquer une insurrecti­on ultranatio­naliste. Le narratif est de raconter qu’il faut vaincre l’armée russe, mais sans devoir reprendre de territoire­s… C’est aussi important pour l’Occident, qui perdrait la face en cas de victoire de Poutine. L’Ukraine ne va pas battre la Russie dont l’économie est dix fois plus grande et qui possède l’arme nucléaire.

Vous avez été à Boutcha. En quoi les scènes que vous y avez vues risquentel­les de compliquer la quête de compromis entre Moscou et Kiev? Je me suis rendu 13 fois en Tchétchéni­e entre 1999 et 2000. J’y ai vu l’incroyable brutalité des forces russes, mais aussi leur totale indiscipli­ne. C’est une armée composée de sauvages, de gens qui sont la lie de la société russe. Pour les Ukrainiens, Boutcha a été un vrai traumatism­e à l’image des attaques du Hamas le 7 octobre dernier en Israël. La haine envers les Russes est considérab­le. Ce n’est pas étonnant que la guerre continue et qu’il n’y ait pour l’heure aucun compromis possible. Mais à un certain moment, il faudra se demander à quoi cela sert de mourir pour des gens qui ont déjà été tués; il faudra penser à l’avenir. Une guerre qui s’éternise, c’est la victoire de Poutine. Je pense que pour Kiev il est temps de couper le Donbass et la Crimée comme on le ferait des membres gangrenés d’un corps. C’est douloureux, mais l’Ukraine sera ensuite plus unie et plus à même de se rapprocher de l’UE.

«Le conflit a commencé au Kremlin et y finira»

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(15 JANVIER 2024/REBECCA BOWRING/SOCIÉTÉ DE LECTURE)
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Une affiche de recrutemen­t de l’armée russe proclame «Servez dans la

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