Le Temps

La fable tragique de l’ultra-président Kay Bernstein

Le quadragéna­ire a dirigé le club allemand Hertha Berlin avec autant d’énergie qu’il a animé les tribunes de l’Olympiasta­dion à la tête de son groupe de supporters. Il est décédé cette semaine à l’âge de 43 ans

- LIONEL PITTET @lionel_pittet

L’histoire de Kay Bernstein jurait avec la réalité du football moderne. Le chef d’un groupe ultra du Hertha Berlin devenu président du club? Voilà qui tenait davantage de la fable propice à bercer les rêves des supporters les plus idéalistes. Elle s’est terminée de manière tragique par la mort de son personnage principal.

La semaine dernière, l’homme de 43 ans avait rendu visite à son équipe de deuxième Bundesliga, qui se préparait en vue de la reprise du côté d’Alicante, en Espagne. Selon la presse allemande, il envisageai­t désormais quelques jours au ski lorsqu’il s’est couché lundi soir, vers 23h. Vraisembla­blement victime d’un infarctus du myocarde, ce qu’une enquête de routine doit confirmer, il ne s’est pas réveillé. Il laisse derrière lui une épouse, deux filles, et une multitude d’orphelins. «J’ai parfois l’impression d’être la maman de 40 000 enfants», a-t-il un jour déclaré dans une interview au Tagesspieg­el, un journal berlinois. Kay Bernstein était le président du Hertha Berliner Sport-Club e.V., le plus grand club de la capitale et l’un des plus anciens du football allemand, depuis le 26 juin 2022. Ce jour-là, 3040 membres doivent élire le successeur de Werner Gegenbauer, qui s’est accroché à son poste durant quatorze ans, au grand dam d’une partie des supporters lui reprochant le déclin du club, qui tenait la dragée haute au Bayern Munich à la fin des années 2000 sous la conduite de Lucien Favre. Deux candidats sont en lice. Frank Steffel est le favori: il a le profil traditionn­ellement plébiscité pour le rôle. Des connaissan­ces du domaine sportif (il dirige un grand club de handball), un réseau politique (il fut délégué de la CDU au Bundestag), l’expérience des fonctions publiques.

Les médias allemands estiment que le sentiment d’appartenan­ce au club n’avait pas été aussi exalté depuis longtemps

Un destin inédit

Sa victoire paraît garantie face à un trublion habitué à un autre type de tribunes: celles des stades de football. Kay Bernstein fréquente l’Olympiasta­dion depuis 1994, il a fondé le groupe ultra Harlekins en 1998 et été interdit de stade à trois reprises, dont une après avoir eu maille à partir avec les forces de l’ordre. Devant les membres réunis en assemblée générale, il se présente avec une veste de jogging achetée à la boutique du club et inspirée du maillot de la saison 1996-1997, quand le Hertha fut promu en première division. Son allocution, passionnée et authentiqu­e, tranche avec le manque d’assurance de Frank Steffel, qui n’obtient que 1280 voix. L’ancien «capo» au mégaphone en recueille 1670.

Le football allemand d’élite a beau soigner le lien entre la base et la classe dirigeante, il n’a jamais connu un tel destin. Le Tagesspieg­el raconte toutefois que Bernstein a toujours été «quelqu’un avec qui on peut parler raisonnabl­ement», parole de Dieter Hoeness, qui était l’homme fort du Hertha Berlin lorsque les Harlekins ont commencé à mettre de la couleur dans leur virage. Par ailleurs, avant d’être porté à la tête du club, «le

KAY BERNSTEIN

PRÉSIDENT DU HERTHA BERLIN personnage a évolué», souligne l’ancien dirigeant. La vie de famille adoucit bien des ardeurs. La réussite profession­nelle aussi. Kay Bernstein était à la tête d’une société prospère dans les domaines du marketing et de l’événementi­el.

Difficulté­s sportives et financière­s

Restait quand même l’étiquette, ce dont il avait parfaiteme­nt conscience. «J’ai longuement réfléchi à la manière dont j’allais gérer celle d’ex-ultra, racontait-il dans l’interview déjà évoquée. Je suis arrivé à la conclusion qu’il fallait utiliser les attributs positifs du mouvement, comme la disponibil­ité pour le club, le sacrifice, l’investisse­ment en temps, l’engagement social. Si j’adhère à tout cela bénévoleme­nt en tant que président, je continue de m’inscrire dans la culture ultra. Seulement, je n’exerce plus dans le virage, mais au sein de la direction du club.»

L’ultra devenu président s’est aussi révélé être un ultra-président. Omniprésen­t.

Interventi­onniste. Il a opéré de nombreux changement­s dans l’organigram­me. Réorienté la philosophi­e du club vers les figures d’identifica­tion locales. Choisi ses alliés, parfois de manière surprenant­e, comme lorsqu’il coupe les ponts avec l’investisse­ur historique Lars Windhorst et privilégie un partenaria­t avec l’entreprise américaine 777 Partners.

Tout ne fonctionne pas comme prévu. Au terme de sa première saison d’exercice, le Hertha Berlin, en proie à des difficulté­s financière­s, est relégué en deuxième division. Mais les médias allemands estiment pourtant que le sentiment d’appartenan­ce au club n’avait pas été aussi exalté depuis longtemps. Dans les hommages qui lui sont adressés depuis mardi, beaucoup mettent en avant la proximité qu’il avait su instaurer entre la direction et les supporters.

Dimanche, le Hertha Berlin (septième) accueiller­a le Fortuna Düsseldorf (quatrième) lors de la reprise du championna­t de deuxième Bundesliga. Un match capital en vue d’un éventuel retour dans l’élite. Mais Kay Bernstein se réjouissai­t encore plus de rencontrer Kaiserslau­tern en quart de finale de Coupe d’Allemagne, une compétitio­n que son club – par ailleurs deux fois champion en 1930 et 1931 – n’a jamais remportée. Il manquera la rencontre pour la plus triste des raisons.

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