Le Temps

L’amour fantôme selon Stefan Zweig

La comédienne genevoise Anne Martinet frappe au coeur dans «Vingtquatr­e heures de la vie d’une femme», adapté du roman de l’écrivain autrichien et à l’affiche jusqu’à vendredi à la salle Caecilia

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Genève, salle Caecilia, 23, rue Carteret, jusqu’au 19 janvier.

Dans ce flacon, le parfum de ses vies. La comédienne Anne Martinet promène avec elle Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, ce roman miniature où Stefan Zweig (1881-1942) met à nu l’âme d’une riche bourgeoise à capeline qu’un jeune homme foudroie. Ce petit chef-d’oeuvre d’analyse du sentiment est un talisman pour cette actrice genevoise trop rare sur nos scènes. Elle l’a joué au dernier Festival d’Avignon off dans une mise en scène de son complice Juan Antonio Crespillo et a prolongé, l’automne passé, son sortilège à Paris. Ces jours, elle en respire le musc à Genève, à la salle Caecilia, ce théâtre qui est une aubaine dans le grand froid de la ville.

Pourquoi Vingt-quatre heures de la vie d’une femme touche-t-il? Anne Martinet

habite le récit de l’écrivain autrichien dans un mélange de délicatess­e et de liberté qui est la grâce du spectacle. Elle y a faufilé son corps et ses pensées, convertiss­ant une centaine de pages en cinquante-cinq minutes de représenta­tion, ce qui est en soi une prouesse. Guidée par Juan Antonio Crespillo, elle en exprime toutes les temporalit­és, son passé dégrisé au moment de faire les comptes, son présent possédé quand la

Elle surgit du boulevard du crépuscule et elle n’a qu’une hâte, déposer sa hantise à vos pieds

passion se fait éperon, son futur antérieur quand tout gronde en volutes dans la mémoire.

Anne Martinet déplie ainsi les temps, celui d’un élan irrésistib­le, celui d’une chute fatale. Elle vous apostrophe à l’instant, dans un trench-coat qui paraît trop grand, comme si toujours l’orage devait la poursuivre. Elle surgit du boulevard du crépuscule et elle n’a qu’une hâte, déposer sa hantise à vos pieds, comme pour s’en libérer. Elle n’aurait jamais pensé être arrachée, à 42 ans, à son salon damassé de veuve désoeuvrée. Son quotidien ronronnait, ses fils s’émancipaie­nt, son coeur s’ensablait sur une Côte d’Azur où les diamants ruissellen­t en cascade. Le soulèvemen­t n’était pourtant pas loin.

Roulette fatale

Monte-Carlo est une opérette imaginaire. Et son casino un roman russe. Elle n’aurait pas dû y pénétrer pour tuer l’ennui. Elle n’aurait surtout pas dû le regarder, lui et sa figure féminine, lui et sa jeunesse palpitante devant la roulette, lui qui perd ses ailes quand le croupier annonce que les jeux sont faits. Mais elle n’a pas résisté. Elle l’a consolé, elle l’a sauvé, elle l’a embrassé dans une chambre d’hôtel blême et, au petit matin, elle a été heureuse. L’éternité, un instant. Puis le goût du néant quand la nuit déboule et que l’amant la répudie, captif de la table verte. Vingt-quatre heures de possession. Anne Martinet en libère l’opium dans sa robe noire, juchée sur des talons de châtelaine, tout contre vous, seule au monde. Dans ses doigts, une radio portative disperse une romance italienne. Et elle danse, quelques pas à peine. Plus tard, après l’étreinte, elle dira qu’elle n’a jamais été aussi heureuse. Et sur sa figure si distinguée passera alors la lumière d’une jeune fille en fleurs.

Anne Martinet brûle ainsi dans le clair-obscur d’un deuil. Le sentiment d’avoir vécu est dans le livre-flacon de Stefan Zweig, ce cosmopolit­e qui a le génie de l’observatio­n, qui, d’un jeu de mains devant une liasse de billets, fait un tableau. Il suffit d’ouvrir la fiole, d’en respirer la vapeur pour éprouver la fièvre d’amour d’autrefois. C’est ce que fait l’interprète. Tout est théâtral dans sa présence, c’est-à-dire plaisir de l’artifice, et tout est vrai. C’est ce qui s’appelle épouser la prose d’un monde.

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