SSR: un départ juste à temps
L’actuel directeur de l’audiovisuel public, Gilles Marchand, va anticiper son départ de deux ans. La manoeuvre doit permettre à la SSR de se préparer pour des échéances cruciales
XGilles Marchand a essuyé quelques bourrasques, mais il quitte le navire avant les tempêtes. Celle qui s’abattra sur la SSR l’an prochain, quand il s’agira de trouver une réponse adéquate à l’initiative qui veut une redevance à 200 francs par an, celle ensuite qui va remodeler la concession de l’entreprise. Au-delà de la volonté assumée de constituer une équipe renouvelée pour les batailles à venir, le Romand ne pouvait raisonnablement croire qu’il était encore l’homme de la situation.
Après le net refus dans les urnes de l’initiative «No Billag» en 2018, la SSR de Gilles Marchand n’a pas réussi à faire grand-chose de cette victoire. Ni à remotiver ses troupes, déstabilisées par la violence des débats, ni à offrir une écoute légitime à ses contradicteurs, de plus en plus nombreux.
L’exaspération des éditeurs privés, fâchés de voir la grande maison déborder des canaux audio et vidéo pour leur livrer une vraie concurrence sur le web, n’a pas été comprise à sa juste mesure. Au gré des annonces régulières de restructurations dans les médias, difficile pourtant d’oublier ce bras de fer. Fâchées également, les entreprises ne pardonnent pas à la SSR la redevance dépendante du chiffre d’affaires dont elles doivent s’acquitter, alors que chaque privé paie déjà son écot. Avec leurs faîtières, les PME pèseront lourd dans les débats à venir.
Grosse crispation enfin sur le front politique. En offrant depuis toujours des postes à des membres du PLR, mais surtout du Centre, la SSR s’est crue à l’abri; longtemps, les débats parlementaires la concernant furent de pures formalités. Le nouveau contexte ultra-concurrentiel de l’information a fortement politisé les discussions autour du soutien public aux médias, jusqu’à ôter toute efficacité à la vieille logique des prébendes.
Manager inspirant et créatif, Gilles Marchand a beaucoup appris dans la Berne fédérale mais n’a jamais réussi à parler dans leur langue aux politiciens les plus influents du pays. Ces derniers mois, alors que le pouvoir d’achat des Suisses est attaqué de toutes parts, son inflexibilité face aux critiques a fini par irriter le parlement, mais aussi le gouvernement. La pleine confiance dont il bénéficiait de la part de la centriste Doris Leuthard s’est étiolée avec la socialiste Simonetta Sommaruga, devenant un soutien juste poli de son nouveau ministre de tutelle UDC. La future direction de la SSR devra jauger avec moins d’intransigeance le «paquet Rösti» qui prévoit une baisse de la redevance ciblée. Avec son refus de principe, Gilles Marchand a pris le risque de ne plus être l’homme de la situation.
L’inflexibilité de Gilles Marchand face aux critiques a fini par irriter
L’audiovisuel public suisse aura un nouveau chef, ou une nouvelle cheffe, dans les douze mois à venir. Gilles Marchand, l’actuel directeur de la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR), va en effet quitter son poste deux ans avant la fin de son mandat, a annoncé un communiqué. Alors que ce retrait devait intervenir en 2027, il se fera début 2025, le temps de remplacer le Genevois, en poste depuis 2017. «Les enjeux importants qui attendent la SSR dans les cinq prochaines années doivent être anticipés et traités par une direction générale qui puisse agir à long terme», a justifié Jean-Michel Cina, président du conseil d’administration de la SSR.
Les obstacles politiques ne manquent pas. Le vote sur l’initiative «200 francs ça suffit» est agendé pour 2026. Son comité, où l’UDC est en force, juge que la redevance obligatoire (335 francs par an) est trop haute. Gregor Rutz, conseiller national zurichois UDC, est membre du comité de l’initiative. S’il souligne que le travail avec Gilles Marchand est «bien plus facile» qu’avec ses prédécesseurs Armin Walpen et Roger de Weck, il ajoute «ne pas comprendre l’argumentation» qui accompagne l’annonce de son retrait. «La SSR est une entreprise importante pour notre pays, reprend-il. Mais elle est financée par des moyens publics, et c’est aux élus de discuter de la mission qui lui est assignée. On ne peut donc pas invoquer une future campagne politique comme raison de ce changement.»
Inconnues sur le financement
«La mise en oeuvre de cette initiative requestionnerait le fonctionnement de la SSR», rétorque Marianne Maret, conseillère aux Etats valaisanne du Centre et présidente de la Commission des télécommunications. «Pour prendre position, le parlement doit avoir un interlocuteur qui dirige le navire SSR. Ce changement intervient selon le bon timing.» Au-delà des aspects politiques, la Valaisanne pense au personnel de la SSR, «qui vit des turbulences»: en plus des problèmes de harcèlement connus par le passé sur le site de Genève, des inconnues sur le financement, il ne faudrait pas qu’une absence prolongée à la direction complexifie la situation, raison pour laquelle elle appelle à un choix rapide pour cette succession.
Le Conseil fédéral a décidé de n’opposer aucun contre-projet à cette initiative. Il prévoit par contre de revoir l’ordonnance sur la radio et la télévision en fixant la redevance à 300 francs par an. Cette révision est actuellement mise en consultation. Cette semaine, on apprenait que le canton de Genève la soutenait.
Cette votation passée, la direction de la SSR devra se concentrer sur un autre processus crucial: le renouvellement de sa concession, prévu en 2027. A vrai dire, c’est le débat qui intéresse le plus Gregor Rutz. «La discussion sur l’étendue du service public n’a jamais eu lieu, regrettet-il. Il est temps de la mener sereinement. Je ne veux absolument rien détruire. Mais je suis un libéral: s’il existe un secteur privé moins cher et plus efficace, alors il faut lui confier des tâches. Et celles que les privés ne peuvent pas faire peuvent être assumées par le public.» Redéfinir les missions du service public avant de déterminer la hauteur de son financement; en commission, le
«La discussion sur l’étendue du service public n’a jamais eu lieu» GREGOR RUTZ, CONSEILLER NATIONAL (UDC/ZH)
Zurichois a lancé les discussions en ce sens. Il se dit favorablement surpris de l’écho positif qu’il a reçu, à gauche comme à droite. Faut-il dès lors inverser le calendrier? «Nous sommes libres de le fixer, répond-il. A nous de mener les discussions intelligemment.»
Ces débats, Gilles Marchand n’y participera donc pas. Pour le remplacer, Baptiste Hurni, sénateur socialiste et membre de la Commission des télécommunications, veut quelqu’un qui «montre une plus grande sensibilité envers le coût que représente la SSR par temps d’inflation pour les familles et les entreprises». Une allusion à de récentes interviews dans lesquelles le Genevois avait assimilé les attaques contre la SSR à des attaques contre la Suisse, et où il a minimisé la hauteur de la redevance. Pour affronter ces échéances politiques, la SSR «devra avoir convaincu la population que l’argent qui lui est confié est bien investi» avec un dirigeant «qui sache porter le message d’un service public fort, évoluant avec son temps» , conclut le Neuchâtelois.
Pour l’avenir, Delphine Klopfenstein Broggini fait remarquer que la SSR n’a jamais eu de femme à sa tête. «Il est important de nommer quelqu’un qui rapproche les acteurs de l’audiovisuel, soit le parlement et l’administration, y compris l’Office fédéral de la communication, selon la conseillère nationale verte genevoise. Cela évitera d’arriver à des décisions abruptes comme récemment sur la perte de concessions de radios à Genève et à Bienne. On y gagnera du point de vue démocratique, au moment où les médias sont attaqués.»
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