Cerfs élaphes, populisme animalier et biodiversité
«Anthropomorphisme (nom masc.): tendance à attribuer aux animaux et aux choses des réactions humaines». Voilà la définition d’un phénomène qui prend des ampleurs culturelles majeures dans nos sociétés urbaines largement déconnectées des réalités de la nature. Tel animal serait «mignon», tel autre «noble» et encore un autre «gentil». Pourtant, ces projections de sentiments et d’appréciations humaines ne sont que fantasmes issus de la propension de notre cerveau à plaquer nos mécanismes sur le monde animal. Avec une règle simple: moins je connais la nature animale, plus je l’humanise. Lorsque je regarde un film de Disney avec mes enfants, cela va bien. Mais lorsque ce phénomène s’étend à nos politiques de protection de la biodiversité, cela devient problématique, car l’humanisation de certaines espèces au détriment d’autres peut aboutir à une dégradation globale de la nature.
Alors que la Suisse débat des tirs sur le (grand méchant) loup, Genève s’émeut de la régulation des cerfs élaphes. «L’Etat osera-t-il abattre Bambi?» titrait même la Tribune de Genève, alimentant par là le populisme animalier. Si d’un point de vue anthropomorphique, le loup a toujours eu le mauvais rôle tandis que le cerf celui de la noblesse épurée, en Suisse, l’analyse scientifique voit pourtant le premier catégorisé en «espèce menacée» alors que le second est devenu dans certains endroits une «espèce invasive». En effet, les concentrations de cerfs sont telles dans les bois de Versoix, notamment, que la forêt peine à s’y régénérer, annulant de fait les programmes forestiers et l’habitat de plusieurs autres espèces. Par ailleurs, certains paysans voyant jusqu’à 90% de leurs champs ravagés ont dû installer des barrières conséquentes, barrant la route à d’autres corridors biologiques. En somme, pas étonnant que l’UICN ait placé le cerf parmi les espèces les plus invasives, catégorie qui forme un facteur important dans 60% des extinctions d’espèces. L’être humain n’est pas le seul prédateur de la biodiversité; aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, certaines espèces animales le sont aussi. Ainsi, en s’opposant à l’abattage de quelques cerfs, on croit défendre la nature alors qu’on lui nuit. Mais que peuvent valoir ces faits scientifiques face à la tendresse suscitée par les yeux d’une biche?
Ce paradoxe est illustré d’une autre manière par l’absence de réactions autour du sanglier, également un mammifère invasif qui est régulièrement tiré à Genève pourtant sans aucune protestation, ni pétition. Mais que voulez-vous, il est moche, poilu et ne sent pas bon. Et Obélix en raffole grillé. Aussi, malgré le sympathique Pumba, notre cochon sauvage finit souvent dans les assiettes des mêmes qui s’émeuvent des tirs sur les cerfs tout en caressant leur chat domestique, l’une des espèces les plus problématiques au monde pour la biodiversité… En fait, l’amour des animaux ne garantit en rien la protection de la nature.
Attention, loin de moi l’idée de condamner cette affection à l’égard des bêtes! Elle est globalement positive et apporte beaucoup d’avantages. Cependant, il faut prendre garde à certaines dérives anthropomorphiques. Ainsi, les opposants aux tirs de régulation souhaitent faire un pas supplémentaire dans l’humanisation de la nature sauvage en administrant une contraception aux biches dans l’espoir de réduire les naissances. Si les humaines le font, pourquoi pas les femelles? Au nom du bien-être animal, on introduirait dans la nature des produits chimiques supplémentaires sans que l’on connaisse leur effet complet sur la chaîne alimentaire et sans tenir compte des interventions massives sur les hardes afin de suivre le traitement. C’est évidemment une voie dangereuse pour la biodiversité et en tout cas beaucoup plus interventionniste sur la nature sauvage que quelques tirs réalisés avec professionnalisme sans souffrance pour l’animal (dont la viande est par ailleurs consommée).
Aimer les animaux et protéger la nature sont deux choses différentes, globalement positives, parfois complémentaires, mais parfois aussi contradictoires. Et dans ce dernier cas, notre amour de la nature doit nous conduire à privilégier notre raison plutôt que notre affect. La biodiversité en sortira gagnante. ■
Le sanglier est régulièrement tiré à Genève sans protestation, ni pétition. Que voulezvous, il est moche, poilu et ne sent pas bon