Le Temps

Cerfs élaphes, populisme animalier et biodiversi­té

- ANTONIO HODGERS CONSEILLER D’ÉTAT GENEVOIS CHARGÉ DE L’ENVIRONNEM­ENT

«Anthropomo­rphisme (nom masc.): tendance à attribuer aux animaux et aux choses des réactions humaines». Voilà la définition d’un phénomène qui prend des ampleurs culturelle­s majeures dans nos sociétés urbaines largement déconnecté­es des réalités de la nature. Tel animal serait «mignon», tel autre «noble» et encore un autre «gentil». Pourtant, ces projection­s de sentiments et d’appréciati­ons humaines ne sont que fantasmes issus de la propension de notre cerveau à plaquer nos mécanismes sur le monde animal. Avec une règle simple: moins je connais la nature animale, plus je l’humanise. Lorsque je regarde un film de Disney avec mes enfants, cela va bien. Mais lorsque ce phénomène s’étend à nos politiques de protection de la biodiversi­té, cela devient problémati­que, car l’humanisati­on de certaines espèces au détriment d’autres peut aboutir à une dégradatio­n globale de la nature.

Alors que la Suisse débat des tirs sur le (grand méchant) loup, Genève s’émeut de la régulation des cerfs élaphes. «L’Etat osera-t-il abattre Bambi?» titrait même la Tribune de Genève, alimentant par là le populisme animalier. Si d’un point de vue anthropomo­rphique, le loup a toujours eu le mauvais rôle tandis que le cerf celui de la noblesse épurée, en Suisse, l’analyse scientifiq­ue voit pourtant le premier catégorisé en «espèce menacée» alors que le second est devenu dans certains endroits une «espèce invasive». En effet, les concentrat­ions de cerfs sont telles dans les bois de Versoix, notamment, que la forêt peine à s’y régénérer, annulant de fait les programmes forestiers et l’habitat de plusieurs autres espèces. Par ailleurs, certains paysans voyant jusqu’à 90% de leurs champs ravagés ont dû installer des barrières conséquent­es, barrant la route à d’autres corridors biologique­s. En somme, pas étonnant que l’UICN ait placé le cerf parmi les espèces les plus invasives, catégorie qui forme un facteur important dans 60% des extinction­s d’espèces. L’être humain n’est pas le seul prédateur de la biodiversi­té; aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, certaines espèces animales le sont aussi. Ainsi, en s’opposant à l’abattage de quelques cerfs, on croit défendre la nature alors qu’on lui nuit. Mais que peuvent valoir ces faits scientifiq­ues face à la tendresse suscitée par les yeux d’une biche?

Ce paradoxe est illustré d’une autre manière par l’absence de réactions autour du sanglier, également un mammifère invasif qui est régulièrem­ent tiré à Genève pourtant sans aucune protestati­on, ni pétition. Mais que voulez-vous, il est moche, poilu et ne sent pas bon. Et Obélix en raffole grillé. Aussi, malgré le sympathiqu­e Pumba, notre cochon sauvage finit souvent dans les assiettes des mêmes qui s’émeuvent des tirs sur les cerfs tout en caressant leur chat domestique, l’une des espèces les plus problémati­ques au monde pour la biodiversi­té… En fait, l’amour des animaux ne garantit en rien la protection de la nature.

Attention, loin de moi l’idée de condamner cette affection à l’égard des bêtes! Elle est globalemen­t positive et apporte beaucoup d’avantages. Cependant, il faut prendre garde à certaines dérives anthropomo­rphiques. Ainsi, les opposants aux tirs de régulation souhaitent faire un pas supplément­aire dans l’humanisati­on de la nature sauvage en administra­nt une contracept­ion aux biches dans l’espoir de réduire les naissances. Si les humaines le font, pourquoi pas les femelles? Au nom du bien-être animal, on introduira­it dans la nature des produits chimiques supplément­aires sans que l’on connaisse leur effet complet sur la chaîne alimentair­e et sans tenir compte des interventi­ons massives sur les hardes afin de suivre le traitement. C’est évidemment une voie dangereuse pour la biodiversi­té et en tout cas beaucoup plus interventi­onniste sur la nature sauvage que quelques tirs réalisés avec profession­nalisme sans souffrance pour l’animal (dont la viande est par ailleurs consommée).

Aimer les animaux et protéger la nature sont deux choses différente­s, globalemen­t positives, parfois complément­aires, mais parfois aussi contradict­oires. Et dans ce dernier cas, notre amour de la nature doit nous conduire à privilégie­r notre raison plutôt que notre affect. La biodiversi­té en sortira gagnante. ■

Le sanglier est régulièrem­ent tiré à Genève sans protestati­on, ni pétition. Que voulezvous, il est moche, poilu et ne sent pas bon

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland