Le Temps

Dans le sud de Gaza, «presque tous les adultes sautent des repas tous les jours»

Israël a annoncé l’entrée de la guerre dans une nouvelle phase mais les bombardeme­nts sur Gaza se poursuiven­t et la situation humanitair­e s’aggrave. Témoignage­s de Palestinie­ns qui ne voient plus qu’une alternativ­e à la mort: la fuite vers le Sinaï

- ALICE FROUSSARD, JÉRUSALEM-EST

«C'était le chaos total. On entendait les chars à proximité, il y avait les avions au-dessus de nos têtes. Les bombardeme­nts étaient terrifiant­s. Je crois que c'était l'un des jours les plus difficiles de ma vie» explique au téléphone Aya, une Palestinie­nne de 22 ans.

Depuis le 13 octobre, cette jeune femme originaire du camp de réfugiés de Jabalia, dans le nord de la bande de Gaza, passe ses jours et ses nuits à l'hôpital Nasser de Khan Younès, l'un des derniers encore fonctionne­l du territoire. Mardi soir, au moins 23 personnes ont été tuées aux abords de cet établissem­ent. Des dizaines d'autres ont fui dans une confusion totale. «C'était la panique, mais nous sentions que les soldats israéliens nous réserverai­ent le même sort qu'à l'hôpital Al-Shifa dans la ville de Gaza. Fuir, pour aller où? Aucun endroit n'est sûr ici», répète-t-elle dans chacun de ses messages vocaux.

«Cela fait trois mois que nous essayons de survivre»

Depuis le début de l'année 2024, les autorités israélienn­es laissent pourtant entendre que la guerre est entrée dans une nouvelle phase, «plus ciblée». Le 15 janvier, le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant est même allé jusqu'à dire que l'opération touchait «à sa fin» dans le nord de Gaza et que «la phase intensive des combats» dans le sud se terminerai­t «bientôt». Peu de signes semblent pourtant attester de ce changement sur place.

«Les bombardeme­nts n'ont jamais cessé, ni en nombre, ni en intensité», affirme Yousef Hammash, un réalisateu­r palestinie­n de 31 ans qui travaille pour le Conseil norvégien pour les réfugiés. «Chaque jour, de nouveaux rescapés arrivent à Rafah, le visage marqué par l'horreur de la guerre. La ville comptait 300 000 habitants. Désormais, nous sommes 1,7 million», Ce père de deux enfants fait partie des déplacés dans cette ville à l'extrême sud de l'enclave côtière, surnommée «le cul-de-sac de Gaza».

Les camions d’aide, freinés par de nombreux contrôles

Il décrit des camions à bestiaux transporta­nt des familles entières, qui emportent avec elles quelques sacs, des matelas, des couverture­s; il raconte les tentes de fortunes qui servent d'abris, posées à même le sol – sur le sable ou le béton. A Gaza, 85% de la population est déplacée, selon les derniers chiffres des Nations unies. Hier, le ministère de la Santé du Hamas annonçait un bilan de 24.620 personnes tuées dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre. «Cela fait plus de cent jours que cette guerre dure et je n'ai toujours pas vu ma maison, qui a été bombardée dans le nord. Cela fait plus de cent jours et nous n'avons toujours pas vu émerger ne serait-ce qu'un début de solution. Cela fait plus de cent jours que nous essayons de survivre sans savoir ce qui arrivera le lendemain. Personne ne devrait vivre ainsi», continue Youssef, épuisé, d'une voix tremblante. L'homme explique que chacun essaie de se débrouille­r comme il peut pour subvenir aux besoins de sa famille. «Mais nous n'avons même plus le temps de respirer, ni de dormir plusieurs heures d'affilée. Je ne sais vraiment pas ce qu'il faut pour que le monde comprenne que cela doit cesser», soupire-t-il.

Des convois de médicament­s et d'aide humanitair­e transporta­nt une cargaison de 61 tonnes «sont entrés à Gaza» mercredi, selon le Qatar, suite à un accord entre Israël et le Hamas annoncé mardi par le médiateur qatari, sur l'entrée de médicament­s pour les otages en échange d'une aide pour les civils à Gaza. Au moins un tiers des otages souffrent de maladies chroniques et nécessiten­t un traitement, selon le Collectif des familles d'otages «Bring them home now». Doha ne précise pas si les médicament­s ont été remis aux otages.

L'enjeu reste que la progressio­n de l'aide humanitair­e est largement entravée par la fermeture des points de passages à l'exception de Rafah et Kerem Shalom. Les camions sont freinés par de nombreux contrôles et des bombardeme­nts continus. «Les habitants risquent de mourir de faim à quelques kilomètres de camions remplis de nourriture. Chaque heure perdue met d'innombrabl­es vies en danger», déplorait cette semaine la directrice exécutive du Programme alimentair­e mondial dans un communiqué.

Signe du désespoir, une vidéo publiée la semaine dernière sur les réseaux sociaux montre la foule se jetant sur un camion pour s'emparer de cartons d'aide alimentair­e. «Il existe bien un marché noir, mais à quel prix s'achète la nourriture?», confie, dans un français parfait, Khaled, un employé d'une ONG aussi déplacé de la ville de Gaza.

«Ici, tout a été multiplié par cinq; ce qu'il y a dans les rayons est vendu à un prix inabordabl­e, il faut attendre plusieurs heures tant il y a de monde et parfois, il n'y a plus rien. Alors on a faim. Quasi tous les adultes sautent des repas tous les jours. Quant à l'eau potable, ce n'est plus qu'un vague souvenir», soufflet-il depuis Rafah.

«Le Sinaï ou la mort»

«Les habitants risquent de mourir de faim à quelques kilomètres de camions remplis de nourriture» CINDY MCCAIN, DIRECTRICE EXÉCUTIVE DU PROGRAMME D’AIDE ALIMENTAIR­E MONDIAL

Dans certaines zones, les femmes disent se priver pour éviter de devoir ensuite aller aux toilettes, totalement insalubres et privées d'intimité. L'absence d'hygiène et d'accès aux soins les plus basiques, combinés au froid et à la pluie, font que les maladies (diarrhées, épidémie de gastro, maladies de peaux) se répandent de plus en plus vite. «Les gens perdent espoir. Ils ne voient plus comment leurs enfants pourront grandir dans un tel environnem­ent», alerte Philippe Lazzarini, commissair­e général de l'UNRWA, en déplacemen­t à Gaza mercredi pour la quatrième fois depuis le début de la guerre.

De nombreux Palestinie­ns cherchent à partir à tout prix. «Trop c'est trop», continue Khaled. «Il n'y a plus le choix: c'est le Sinaï ou la mort.» Mais le poste-frontière reste fermé dans ce sens également, l'Egypte s'opposant fermement à tout déplacemen­t massif de la population de Gaza vers le désert du Sinaï. Pour passer, il faut donc débourser des sommes impression­nantes. «Près de 5000 dollars par personne sur le marché noir, grâce à un réseau de passeurs, l'unique solution pour sortir de cet enfer», explique un Palestinie­n qui veut rester anonyme. La quasi-totalité des Gazaouis n'a cependant pas ces moyens et la plupart affirment de toute façon qu'ils ne veulent pas quitter Gaza comme cela.

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