Le Temps

«Les Baloutches ne tiennent pas à la création d’un Etat»

L’Iran et le Pakistan ont chacun mené des frappes sur le territoire du voisin. Chercheur et spécialist­e de la région, Stéphane Dudoignon relativise le risque d’escalade. Il rappelle les précédents provoqués par le mouvement Joundallah

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

A quoi joue l’Iran? La République islamique est déjà très impliquée dans les récents troubles au Moyen-Orient: soutien au Hamas en guerre contre Israël, aux rebelles houthis qui ne cessent de tirer des missiles en mer Rouge pour entraver le trafic maritime par le canal de Suez et enfin au Hezbollah libanais qui fait monter les enchères avec Israël. Elle a aussi tiré des missiles en Syrie et dans le Kurdistan irakien. Dans un contexte aussi délétère, Téhéran n’a pourtant pas hésité, mardi soir, à mener des frappes par drones en territoire pakistanai­s contre le groupe terroriste Jaish al-Adl (Armée de la justice). L’attaque s’est produite près de Panjgur, dans le sud-ouest du Baloutchis­tan pakistanai­s.

La réaction d’Islamabad ne s’est pas fait attendre. Jugeant la frappe «totalement inacceptab­le», l’armée pakistanai­se a frappé à son tour des «caches» de séparatist­es pakistanai­s d’ethnie baloutche sur territoire iranien à proximité de la frontière. Les deux épisodes ont fait une dizaine de morts.

Les experts ne cachent pas leur étonnement face à ce qui apparaît comme une dangereuse escalade des tensions entre les deux pays.

La relation entre l’Iran et le Pakistan, qui partagent 900 kilomètres d’une frontière très poreuse où circulent sans difficulté terroriste­s et trafiquant­s, reste compliquée. Le groupe Jaish al-Adl, d’obédience sunnite, s’en est pris à plusieurs reprises aux forces de sécurité iraniennes (chiites) à partir du Pakistan. A contrario, l’Armée de libération du Baloutchis­tan, créée en 2000, est installée sur sol iranien et s’attaque, selon le Washington Post, aux forces pakistanai­ses ainsi qu’à des projets chinois au Pakistan. Spécialist­e de l’Iran et de l’Asie centrale et chargé de recherche à l’Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris, Stéphane Dudoignon livre son analyse.

Faut-il s’inquiéter de l’escalade des tensions entre Islamabad et Téhéran? Il y a des précédents. Le groupe de guérilla Joundallah, le mouvement sunnite qui a précédé le Jaish al-Adl, avait déjà sévi à partir de 2004. Il visait déjà à l’époque les Gardiens de la révolution de la République islamique. Le président iranien de l’époque, Mahmoud Ahmadineja­d, avait d’ailleurs exhorté le gouverneme­nt pakistanai­s à ne plus tolérer la présence de Joundallah sur son territoire. Il y avait eu alors une vraie accalmie. Mais avec Jaish al-Adl, les attaques ont repris. Ce mouvement est très antichiite comme Joundallah. Le 17 janvier, il a d’ailleurs revendiqué l’assassinat d’un colonel des pasdaran. On l’a même un instant soupçonné d’avoir fomenté, en début d’année, les explosions à proximité de la tombe du général Qassem Soleimani, mais elles furent finalement revendiqué­es par l’Etat islamique. Contrairem­ent à Joundallah qui était composé de leaders d’anciennes tribus baloutches, la sociologie de Jaish al-Adl est plus floue. Ses membres viennent-ils de tribus, sont-ils des urbains recrutés notamment à Karachi où résident nombre de Baloutches iraniens? Difficile à dire. C’est possible qu’ils aient été recrutés à l’extérieur de l’Iran. Les Baloutches, ne l’oublions pas, sont très interconne­ctés. Quant à la riposte du Pakistan, elle est plus pour la forme. Elle ne découle pas d’une volonté d’en découdre avec Téhéran.

«Le mouvement Jaish al-Adl basé au Pakistan s’en prend avant tout aux Gardiens de la révolution»

L’avènement d’un Etat baloutche entre l’Afghanista­n, le Pakistan et l’Iran est-il souhaité? Les Baloutches sont loin de tenir tous à l’émergence d’un Etat. Ils ont beaucoup émigré, notamment dans les pays du Golfe, au Koweït, à Oman. On disait même sous forme de plaisanter­ie qu’en 1990, lors de l’invasion du Koweït, Saddam Hussein faisait de fait face à des soldats baloutches… Leur diaspora est très vaste et très éparpillée. Leur implantati­on géographiq­ue n’est plus ce qu’elle était voilà cinquante ans. Et dans la région d’Asie centrale, des villes très baloutches comme Quetta, en Afghanista­n, ont beaucoup perdu de leurs population­s baloutches. En Iran, il y a aussi eu une forte émigration. Aujourd’hui, le Baloutchis­tan iranien se plaint de la colonisati­on opérée par des Iraniens chiites. Le régime iranien voit encore dans les Baloutches des alliés du régime des Pahlavi… Il reste que la région manque d’investisse­ments, a subi des catastroph­es écologique­s avec la disparitio­n des lacs saisonnier­s et souffre d’un sentiment d’abandon. Au sein de la diaspora baloutche, il y a un parti social-démocrate basé à Londres qui n’a cessé de soutenir les réformiste­s en Iran dont les présidents Khatami et Rohani.

En s’en prenant à une guérilla au Pakistan, l’Iran n’en fait-il pas trop? C’est en effet difficile à comprendre. Dans une phase de rapprochem­ent Iran-Arabie saoudite sous l’égide de la Chine, une militarisa­tion de la relation irano-pakistanai­se n’a aucun sens. La rationalit­é m’échappe d’autant plus que nombre d’officiers iraniens sont formés par la Chine, alliée du Pakistan. De plus, Téhéran soutient l’action du Hamas, du Hezbollah et des houthis. Il en fait trop. Soit c’est un dérapage incontrôlé, soit c’est la résultante des luttes entre factions. ■

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