Lénine, ce communiste devenu impérialiste
Le 21 janvier 1924, s’éteignait à Moscou Vladimir Ilitch Oulianov. Que dirent alors le «Journal de Genève» et la «Gazette de Lausanne» du révolutionnaire qui a fasciné le monde? Plongeon dans nos archives
Tout est bon pour promouvoir le projet nationaliste de Poutine
C’est sans doute l’un des noms les plus universellement connus de l’histoire contemporaine: Lénine, le pseudonyme dont Vladimir Ilitch Oulianov s’est lui-même doté, peut-être inspiré par le fleuve sibérien Léna. Le fondateur de la Russie soviétique est décédé le 21 janvier 1924. Un siècle plus tard, alors que son pays est en guerre contre un Etat voisin qu’il a longtemps possédé, la figure du révolutionnaire est toujours fort présente, dans le culte des uns comme dans le rejet des autres.
En Russie et dans les pays satellites, les statues de Lénine se dressent toujours fièrement sur les places et dans les parcs. A proximité, il n’est pas rare d’y trouver côte à côte le drapeau tricolore actuel et le rouge vif de l’URSS. Que ce soit le tsar rouge, ses prédécesseurs orthodoxes ou son sanguinaire successeur Staline, tout est bon pour promouvoir le projet nationaliste de Vladimir Poutine. Quitte à cultiver le paradoxe. L’actuel souverain, dans certains discours, a imputé à Lénine les velléités d’indépendance en Ukraine; il est vrai qu’avant 1917, celui-ci évoquait l’autodétermination des peuples de l’Empire.
Côté ukrainien, c’est le symbole de la colonisation russe que l’on voit en Lénine, déboulonné dès la fin de l’URSS en 1991, plus drastiquement encore après la révolution de Maïdan et le début de la guerre en 2014. Ce renversement des statues a même un nom, le «Léninopad». L’Ukraine marque ainsi son rejet de la domination russe. Et comme parfois dans l’Histoire tout n’est que recommencement, la même idole est ressuscitée dès 2022 dans les territoires conquis par les Russes.
Alors qu’en plusieurs pays ailleurs dans le monde, ainsi que dans l’inconscient collectif, Lénine est perçu en messie du communisme, c’est en impérialiste que son pays le projette et c’est en impérialiste aussi que des Etats issus de l’Empire russe puis de l’URSS le rejettent. Voilà tout le paradoxe et les dangers des relectures de l’Histoire, surtout quand on transforme celle-ci en mythologie, avec vitrine sur la place Rouge. Même en repos éternel dans son mausolée, Lénine contribue encore à généreusement torturer les esprits.
Au début de 1917, comme l’ensemble des exilés politiques russes, l’homme se trouve en Suisse. Il est pris de court lorsque la révolution de Février éclate. Largement discrédité par son incurie et les difficultés de l’armée russe sur le front de l’Est, le régime tsariste s’effondre. A partir de là, comme le disait récemment au Temps le professeur Georges Nivat, «il faudrait […] des milliers de jours pour raconter comment l’idée socialiste de la libération a pu devenir l’idée d’un nouveau bagne encore plus terrible que celui des tsars».
Sept années plus tard, l’état de santé de Vladimir Ilitch Oulianov, ledit «Lénine», né en 1870, fondateur et bâtisseur du premier régime communiste de l’histoire et autour duquel s’est constituée l’URSS, «s’est aggravé». Il y a un siècle, le 21 janvier 1924, dit le Journal de Genève du 24 janvier, «à 5h30, la circulation était irrégulière et le malade a perdu connaissance. Des spasmes commencèrent. A 6h40, Lénine est mort, les centres de respiration ayant eu une tendance à la paralysie.» Le chef de l’Etat, Mikhaïl Kalinine, annonce la nouvelle, qui produit «une grande émotion» et «de véritables scènes de désolation».
Fake news que la disparition d’un des hommes politiques qui ont le plus profondément marqué le XXe siècle, même si on ne le sait pas encore? La Gazette de Lausanne exprime ses doutes sur cette mort. Lénine était alors «claustré dans une clinique», paradoxal «fantôme de ce qu’il avait été» et de ce qu’il deviendra: une véritable icône pour des centaines de millions de nouveaux croyants en une «religion» inédite. Laquelle apparaît, avec le recul du temps et la faillite du système politique induit, comme une dictature qui a rompu avec les idéaux et les pratiques du socialisme et de la social-démocratie tels qu’ils s’étaient développés et affirmés jusqu’à la Première Guerre mondiale.
Depuis des mois, le silence
Ces doutes? «Voilà qu’on publiait de lui des articles de doctrine ou de polémique, que seul un homme dans la pleine possession de ses facultés intellectuelles aurait pu écrire. Puis ce fut, depuis des mois déjà, le silence. On ignorait dans le public ce que le chef […] était devenu. Vingt fois courut le bruit de sa mort. Vingt fois on le démentit. Qui nous prouve que, demain encore, on n’infirmera pas la dépêche de l’Agence télégraphique russe?»
Elle ne sera pas infirmée. La foule qui défile à Moscou est évaluée à un million de personnes, tétanisées par le dogme d’une vérité absolue et universelle qui fonde la dimension totalitaire du communisme. A Berne, le comité central du Parti communiste adresse «ses condoléances en particulier à la camarade veuve Lénine» (Nadejda Kroupskaïa), puis lance «une adresse à la classe ouvrière dans laquelle il déplore longuement la mort de Lénine», indique la Gazette du 24. Au nom d’un message politique tenu pour vérité, avec lequel les bolcheviks sont passés de la violence symbolique à la violence réelle, au pouvoir absolu et arbitraire.
L’attentat de 1918
L’autopsie a révélé une hémorragie cérébrale. «Les excès de travail, explique le Journal du 23 janvier, les secousses nerveuses de toute sorte et la balle de revolver qu’avait tirée sur lui la socialiste-révolutionnaire Kapaun (sic) brisent finalement sa formidable énergie.» Le quotidien genevois parle en fait ici de l’Ukrainienne Fanny Kaplan, dont l’écrivain et traducteur Serge Persky rappelait un an plus tôt dans la Gazette le rôle dans la déchéance physique précoce de Lénine: ses blessures «n’ont pas pardonné».
«C’était fin août 1918, en pleine terreur rouge. La Russie entière n’était qu’une vaste prison. La sinistre Tchéka [la police politique bolchévique] travaillait jour et nuit. Matin et soir, exécutions en masse. Mlle Kaplan, étudiante de Kieff, dont les parents ou amis furent emprisonnés ou exécutés, résolut de supprimer le dictateur. Et lors d’un meeting d’ouvriers, à Moscou […] elle tira sur lui plusieurs coups de revolver qui le blessèrent au cou et au poumon droit… Elle fut arrêtée, torturée et exécutée, mais Lénine resta plusieurs semaines entre la vie et la mort» et dut être opéré d’urgence dans des circonstances rocambolesques que raconte encore cet article.
Dès l’automne 1922, «il n’est plus que l’ombre de lui-même», il n’a que 52 ans «et doit abandonner la direction des affaires publiques […] Sa conscience (si toutefois on peut parler de conscience chez un fanatique de cette envergure), écrit encore Persky, sa conscience ne doit pas être bien tranquille!»
Car «que laisse-t-il alors derrière lui», celui qui s’est éteint dans sa datcha proche de Moscou? Les différentes réponses apportées à cette question sont sans appel, quoi qu’en dise L’Humanité dans son hors-série consacré à Volodia et quoique l’Observer de Londres, en 1924, se voulût nuancé: «Le tsarisme engendra la révolution, la guerre la déchaîna, Lénine la conduisit. Même sans Lénine, la guerre et le tsarisme auraient fait connaître à la Russie des temps malheureux mais sans la force de volonté de Lénine, sans sa puissance de domination sur ses contemporains, la révolution russe aurait certainement tourné à l’anarchie. Ce fut l’oeuvre de Lénine de renverser un despotisme… pour en mettre un autre à la place. Pour certains, Lénine est le Gengis Khan de notre siècle.»
Encore jeune, indique le Journal du 24 janvier, exclu de l’Université de Kazan «pour menées révolutionnaires», Vladimir Ilitch termine ses études de droit à Petrograd – qui deviendra Leningrad peu après sa mort, avant de retrouver son nom d’origine, Saint-Pétersbourg, à la suite d’un référendum en 1991. Son nom d’adoption, d’ailleurs, dérive de celui du fleuve baignant la ville: la Léna. «Mais il abandonna très vite la carrière d’avocat pour se consacrer tout entier à ses idées […] Il avait déjà passé au marxisme. Dès lors, il ne songe qu’à fomenter des grèves et à combattre la police tsariste. «Le temps approche, disait-il, de la lune de miel du marxisme légal.»
Un «vrai mystique»
En 1907, «on le retrouve à Genève, […] fréquentant assidûment la Société de lecture, publiant des brochures et approfondissant avec la ferveur d’un vrai mystique les enseignements» de Karl Marx. En septembre 1915 et en avril 1916, on le voit encore en Suisse aux conférences communistes de Zimmerwald et de Kiental, «combattant avec véhémence les tendances collaborationnistes des socialistes modérés et préconisant le sabotage et la révolte armée dans le but de mettre fin à la guerre et instaurer dans tous les pays la dictature du prolétariat».
En 1917, «il n’a pas de peine à renverser le faible Kerensky», à la tête du gouvernement provisoire depuis huit mois. Dès lors, l’ambition de Lénine est sans bornes. Cela fait d’ailleurs quinze années que ce théoricien, stratège et tacticien hors pair, «agent excitateur» et «organisateur des grèves», a rencontré, écrit un certain G. B. dans la Gazette du 23 janvier, «la pensée du père Marx dont les théories fumeuses l’enthousiasment». L’immobilité de la classe ouvrière «indigne le jeune révolutionnaire. Pour lui, c’est tout de suite qu’il faut libérer la Russie du joug tsariste, car elle «retarde de dix ans sur les autres peuples d’Europe», disait Vladimir Ilitch. Quand il quitte la Suisse à la faveur du wagon plombé, mis à sa disposition par le maréchal Erich Ludendorff, le chef des armées allemandes, «à l’heure où la Russie s’effondre, Lénine est prêt».
L’homme encore aujourd’hui embaumé «a son plan, lentement conçu, patiemment préparé. Il va enfin réaliser le voeu de sa vie: «Il vaut mieux cent fois faire l’expérience de la révolution qu’écrire à son sujet des volumes […] Il est le cerveau où se sont organisées les théories absurdes; l’intelligence hypertrophiée qui, hors de toute contingence, a échafaudé un système de l’Etat contre-nature.» La Gazette se fait lyrique, qui écrit que «sous ce masque tatar aux yeux bridés et cruels, derrière ce front puissant et pâle, les pires débordements de l’orgueil intellectuel se sont concertés. L’ivresse de penser et de mal penser animait seule ce corps chétif; la plus sèche et dangereuse éloquence imprimait à ces mains nerveuses des gestes brefs. L’ascendant qu’il exerçait sur les foules ignorantes qui l’écoutaient bouche bée lui venait de sa monstruosité même, de cette intelligence qu’aucune douceur, qu’aucune bonté n’humanisaient.»
Difficile de peindre un portrait plus sombre, que confirmait déjà le quotidien vaudois au printemps 1923: «Lénine laisse derrière lui un pays dévasté, totalement ruiné, un grand peuple mourant de faim, croupissant dans une atroce misère morale et matérielle: la destruction complète de la vie économique russe! Durant cinq années, le pouvoir communiste et ses partisans furent les parasites de l’économie bourgeoise, de cette société bourgeoise qu’ils avaient dépouillée de tout. Et aujourd’hui que les réserves des «infâmes» bourgeois sont anéanties […] les bolcheviks font des efforts inouïs pour organiser une économie nouvelle, demi-bourgeoise, et préconisent le retour à l’ordre capitaliste.»
Larmes et misères
Bref, le rédacteur évoque «une mer de larmes, un chaos de misères, une famine terrible […] plusieurs centaines de mille veuves et orphelins dont les parents furent assassinés, des prisons remplies de monde, la classe intellectuelle décimée et deux millions de réfugiés, exilés» qui exècrent le nouveau maître de Moscou. «Dans cette débâcle terrifiante, pas une seule réalisation sociale qui vaille: un passif sans nom […] L’Histoire sera sans pitié pour cet homme malfaisant, néfaste entre les néfastes, cet «Antéchrist» de la terre russe; et la génération qui vient aura de la peine à comprendre» ce «possédé révolutionnaire». Et pourtant, aux yeux du Dr George Montandon, activiste communiste vaudois cocassement cité dans la Gazette du 28 janvier 1924, Lénine, en raison «de sa droiture» et de «sa fermeté dans les grandes lignes», se révèle être «l’individualité la plus connue» après… «celle du Christ»!
Sa mort, celui qui signe un certain P. D. B. en pied de son éditorial du Journal de Genève du 25 janvier la voit comme le vecteur précoce des contradictions de la «nouvelle âme russe». Evoquant la Maison du peuple à Moscou, où est exposée la dépouille, il songe aux «gigantesques pancartes qui décorent les murs des divers sanctuaires communistes et qui doivent servir à l’édification des masses. On peut y lire des phrases comme celles-ci: «Nous ne sommes pas des esclaves», «la religion est l’opium du peuple», «nous ne croyons pas en Dieu». Formules dites «lapidaires» que Mme Krupskaia-Lénine, présidente du Glawpolitproswet, le commissariat pour l’éducation politique du peuple et organe officiel de censure,
«Vingt fois courut le bruit de sa mort. Vingt fois on le démentit»
«GAZETTE DE LAUSANNE», 23 JANVIER 1924
l’épouse du défunt, «a réunies en un joli cahier pour servir de modèle d’écriture aux petits écoliers»…
«Mais parmi les ouvriers, les soldats et les badauds qui sont venus s’incliner devant la bière ouverte, poursuit l’auteur, très nombreux sont ceux qui se signent longuement, à la vieille manière russe, et qui, sortis de là, entreront dans une église pour y entendre les anciennes litanies […] Cela ne les empêchera pas, le jour des obsèques, sur la place Rouge, d’applaudir aux tirades férocement révolutionnaires et aux professions d’athéisme des orateurs communistes. De même, ils ne s’étonneront nullement d’assister à des pompes militaires surpassant celles du régime déchu […] La guerre mondiale, selon [Lénine], devait aboutir infailliblement à la révolution mondiale, au renversement du régime capitaliste et au triomphe du communisme.»
La raison de l’ascendant de cette idée sur les foules, on la trouve peutêtre dans le livre écrit à Paris (en français) qu’avait consacré à Lénine Landau Aldanov. En qui il voit «un fou rusé comme tous les fous […] fanatisme élémentaire […] intelligence élémentaire, folie élémentaire. Ceci fait peut-être sa force, car qu’y a-t-il de plus élémentaire que les demi-instruits dont est composée la masse des ouvriers russes?»
Ce qui n’empêche pas l’aveuglement des esprits les plus fins – et le culte encore vivace de Volodia.
Au printemps 1925, en conclusion de sa critique, à la une du Journal, du livre Lénine et le paysan russe de Maxime Gorki, Paul Seippel dit que l’écrivain pense que «des hommes tels que Lénine ne peuvent exister qu’en cette Russie dont les moeurs et l’histoire évoquent toujours dans [son] esprit Sodome et Gomorrhe». Pour le professeur de français à l’EPF de Zurich, «Lénine est l’homme qui a arraché de sa poitrine son coeur brûlant afin d’éclairer de sa flamme la route qui conduira les hommes hors de l’abject chaos contemporain…» Mais «pourquoi donc le salut viendrait-il de Sodome et de Gomorrhe? Renonçons à comprendre».
Et d’ajouter: «Si abject que soit notre chaos occidental» – formule qui rappelle étrangement le discours du Kremlin du XXIe siècle – «il vaut encore mieux que celui que Lénine et ses amis ont créé dans une terre bien préparée»…
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Rien n’empêche l’aveuglement des esprits les plus fins