Les soignants horrifiés face au carnage
Israël n’autorise pas les personnes blessées ou malades de l’enclave palestinienne à se rendre en Cisjordanie où elles pourraient être soignées dans les hôpitaux de Bethléem ou Jérusalem-Est
XIls ont tous prêté le serment d'Hippocrate, promettant de venir en aide aux personnes malades ou aux blessées, s'engageant à «les protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité.» Jérusalem-Est, Bethléem ou Ramallah ne sont qu'à quelques dizaines de kilomètres du centre de Gaza; en théorie, un trajet d'à peine plus d'une heure en ambulance. Pourtant, en Cisjordanie, docteurs et personnel médical en sont réduits à voir mourir par milliers les Palestiniens de Gaza. «Nous ne pouvons rien faire», constate le directeur d'un établissement à Bethléem. «Nous sommes emplis de tristesse et de frustration», enchaîne-t-on dans la partie arabe de Jérusalem.
Des patients provenant de Gaza? Ils sont 53 à l'hôpital Augusta Victoria, qui domine le mont des Oliviers à Jérusalem-Est. Ils sont tous arrivés avant le 7 octobre dernier, date de l'attaque du Hamas en Israël, puis de l'embrasement de Gaza. Ces patients souffrent tous de cancer. Ils n'ont pas pu repartir à Gaza et, à la vérité, trois d'entre eux sont morts entretemps de leur maladie. Depuis le 7 octobre, nul Gazaoui supplémentaire n'a été autorisé par les Israéliens à rejoindre l'hôpital.
«Nous pourrions nous occuper d’eux»
«Je sais que nous pourrions nous occuper d'eux, nous avons la capacité d'accueil, le savoir, les ressources humaines nécessaires», note Fadi Atrash, PDG de cet hôpital qui dépend de la Fédération luthérienne mondiale et qui est le seul, en Palestine, à proposer des soins spécialisés comme la radiothérapie pour les patients atteints de cancer ou l'hémodialyse pour les enfants. «Pour les soins cliniques, pour l'évaluation, et le suivi, nous pourrions prendre 300 à 400 patients sans problème. Les gens ici seraient prêts à travailler sans compter pour leur venir en aide.»
Plus de 24 000 morts, au moins 60 000 blessés. A cette hécatombe produite par les bombes qui s'abattent depuis trois mois sur Gaza s'ajoutent les maladies «communes» au sein d'une population de plus de 2 millions d'habitants. «Je peux le dire, il n'y a pas de soins de santé en ce moment. Les équipes médicales tentent de fournir des soins aux blessés, de procéder à des opérations d'urgence… Mais pour les patients atteints de maladies chroniques, de cancer, ou de diabète, les ressources sont presque à zéro, poursuit Fadi Atrash. Je
«Le système d’évacuation médicale des patients vers l’Egypte est terriblement inadapté face aux besoins massifs» MARTIN GRIFFITHS, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL ADJOINT DE L’ONU
ne mentionne même pas les personnes qui ont un cancer qui n'est pas encore repéré. D'ordinaire, chaque année, 2000 sont diagnostiqués à Gaza. Maintenant, il n'y a plus aucun diagnostic.»
Le 12 janvier, répondant à des accusations de «génocide» formulées par l'Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice à la Haye, les conseils israéliens ont mis en avant «les efforts extraordinaires» accomplis par Israël «pour améliorer la situation humanitaire». Le juriste Omri Sander évoquait ainsi l'existence de quatre hôpitaux de campagne et de deux hôpitaux flottants. «Les malades et les blessés ont pu être évacués aux Emirats arabes unis, en Egypte, en Turquie et en Jordanie», complétait-il.
Ces explications n'ont pas convaincu les Nations unies. Seuls 15 des 36 hôpitaux de Gaza continuent de fonctionner, de manière extrêmement partielle. Les autres sont en ruine. L'OMS (Organisation mondiale de la santé) a dénombré plus de 600 attaques contre les hôpitaux palestiniens. «Le système d'évacuation médicale des patients vers l'Egypte est terriblement inadapté face aux besoins massifs», notait en outre, le même 12 janvier, Martin Griffiths, secrétaire général adjoint de l'ONU.
La France, qui se veut «en pointe» des secours apportés à la population de Gaza selon les mots d'Emmanuel Macron, a dépêché au large des côtes de Gaza le porte-hélicoptères Dixmude. Sur place depuis fin novembre, il n'accueille pourtant qu'une centaine de patients palestiniens. En reconnaissant «un désastre humanitaire», le directeur du Centre de crise et de soutien du Quai d'Orsay Philippe Lalliot admettait cette semaine que, jusqu'ici, seuls deux enfants palestiniens, de 5 et 11 ans, avaient été autorisés à être transférés en France pour y être soignés. L'idée, assure le responsable français, est d'accroître progressivement cette option, freinée par des questions logistiques et «administratives».
«Ces gens vont mourir»
«Nous estimons que, sur les quelque 60 000 blessés, environ 8000 à 10 000 devraient être transférés hors de Gaza pour y être soignés», dit pour sa part à Ramallah Nebal Farsakh, du Croissant-Rouge palestinien. Ce n'est pas une question théorique: les Israéliens contrôlent tous les accès. Et faute de permission donnée par eux, une bonne partie de ces gens vont mourir.»
En Cisjordanie comme à Gaza, le Croissant-Rouge subit des difficultés croissantes. Nebal Farsakh détaille: les attaques de l'armée et des colons – les routes détruites, les barrages de militaires et les accès interdits aux ambulances –, les hôpitaux eux-mêmes assiégés, comme ç'a été le cas à Jénine. «A plusieurs reprises, les soldats ont sorti des blessés de nos ambulances pour les arrêter, explique-t-elle. Nous devons travailler sur tous ces plans à la fois, alors que nos véhicules et nos équipes sont souvent pris pour cibles.» La seule semaine dernière, quatre membres du Croissant-Rouge ont été tués à Gaza.
Le Ministère de la santé palestinien n'a pas répondu aux questions du Temps. Mais, en collaboration avec l'OMS, il a établi un plan d'urgence en cinq phases pour faire face à une possible dégradation de la situation en Cisjordanie. La dernière de ces phases envisage une catastrophe comparable à celle que subit Gaza. En colère, la ministre palestinienne de la Santé, Mai al-Kaila, a fait une forte déclaration à la frontière de Rafah, au sud de Gaza. C'était en novembre dernier, et cela n'a abouti à rien. Dans l'immédiat, Israël ne reverse plus les montants qu'il doit à l'Autorité palestinienne. Les budgets des centres de santé sont euxmêmes en grande difficulté en Cisjordanie; souvent, les salaires ne sont plus versés.
«Demain, les besoins resteront immenses»
A Bethléem, le manque de touristes et l'incapacité des travailleurs palestiniens à se rendre en Israël ont asphyxié la ville. Les rues sont désertes. Le Caritas Baby Hospital est le seul hôpital pédiatrique de Cisjordanie, et il se présente comme le plus grand projet privé suisse en Palestine. Son directeur, Issa Bandak, est lui aussi tenaillé par le serment d'Hippocrate qu'il est tenu de respecter. «Gaza n'est pas sur la Lune. Nous sommes consternés face à l'ampleur des besoins mais tout accès à Gaza est devenu impossible, constate-t-il au téléphone. L'hôpital aurait la capacité d'abriter des enfants gazaouis, comme il le ferait avec n'importe quel autre enfant qui se présenterait devant nos portes.» Issa Bandak se console en partie en pensant à demain. «Lorsque les choses se calmeront un peu, les besoins resteront immenses à Gaza en termes sanitaires. Le moment venu, nous serions ravis d'explorer les moyens d'accroître encore nos capacités d'accueil dans cette perspective.»
Retour sur le mont des Oliviers où Fadi Atrash revient sur l'absurdité de transférer les patients en France, aux Emirats arabes unis ou en Turquie, tandis que certains pourraient être pris en charge en Cisjordanie. Le directeur de l'hôpital ne cesse, dit-il, d'en faire mention à ses interlocuteurs étrangers. «Je sais que plusieurs pays européens ainsi que les Etats-Unis ont soulevé la question auprès des Israéliens», affirme-t-il. Sans le moindre succès jusqu'ici.
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