Le Temps

Les chiffres très politiques de l’école inclusive genevoise

En décembre dernier, la nouvelle cheffe du Départemen­t de l’instructio­n publique, Anne Hiltpold, dressait un constat d’échec de la politique menée ces dernières années. Il y a un an, l’ancien Conseil d’Etat tirait pourtant un bilan positif de l’inclusion

- SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

Lorsqu’il s’agit d’évaluer l’impact d’une politique publique, les chiffres passent pour des indicateur­s objectifs. Mais ils peuvent aussi donner lieu à des batailles d’interpréta­tion. C’est le cas dans le domaine de l’inclusion scolaire. En décembre dernier, la nouvelle cheffe du Départemen­t de l’instructio­n publique genevoise (DIP), Anne Hiltpold, constatait l’échec de la stratégie menée ces dernières années, en s’appuyant sur plusieurs rapports du Service de la recherche en éducation (SRED), rattaché à son départemen­t. Selon les statistiqu­es de la Confédérat­ion, relayées par le SRED, le pourcentag­e d’élèves accueillis en enseigneme­nt spécialisé à Genève a en effet stagné de 3,7% à 3,6% entre 2004 et 2020 alors qu’il a globalemen­t diminué dans les autres cantons romands. L’objectif d’inclusion prôné ces dernières années aurait donc été manqué.

Or, le précédent Conseil d’Etat disait l’exact contraire il y a un an dans son rapport sur l’école inclusive destiné au Grand Conseil. «Concernant l’enseigneme­nt spécialisé, le taux de scolarisat­ion dans des structures séparative­s est passé de 64% à 44% entre 2016 et 2021. Parallèlem­ent, il a augmenté de 4% à 25% dans les dispositif­s inclusifs. En d’autres termes, l’inclusion scolaire a considérab­lement augmenté», pouvait-on lire dans le communiqué accompagna­nt le rapport.

Trois catégories de classes

Avant de décrypter ces divergence­s, il s’agit d’abord de s’accorder sur le principe de l’école inclusive qui vise à intégrer un maximum d’élèves au sein de l’enseigneme­nt régulier, malgré leurs difficulté­s ou leur handicap. A Genève, les quelque 6400 jeunes concernés cette année, sur une population scolaire totale de 82 000 élèves, sont répartis en trois grandes catégories de classes, en fonction de leurs besoins et de leurs capacités.

En premier lieu, les classes dites «inclusives», au sein de l’enseigneme­nt régulier, où les élèves aux difficulté­s légères sont mélangés aux autres et bénéficien­t d’un appui en classe. Viennent ensuite les classes intégrées, appelées «CLI». Elles dépendent de l’enseigneme­nt spécialisé, donc de l’Office médico-pédagogiqu­e (OMP), mais sont physiqueme­nt installées au sein des établissem­ents ordinaires. Le but est de favoriser la mixité et les échanges entre les différents élèves. Enfin, les classes spécialisé­es en tant que telles, situées en un site qui leur est propre et visant à accueillir les situations les plus lourdes. Comme les classes intégrées, elles ne débouchent pas sur une certificat­ion. Comme Anne Emery-Torracinta avant elle, Anne Hiltpold vise à inclure autant d’élèves que possible dans l’enseigneme­nt régulier. Elle met en revanche l’accent sur les premières années de scolarité et sur les enfants pour qui la scolarisat­ion dans l’enseigneme­nt régulier est l’option la plus adéquate.

Dès lors, comment expliquer que le précédent Conseil d’Etat soit arrivé à la conclusion que l’inclusion scolaire a augmenté, alors que l’actuelle cheffe de l’Ecole pointe une stagnation de l’enseigneme­nt spécialisé? En l’état, ces divergence­s résultent avant tout de méthodes de calcul différente­s. Si le rapport considère comme base de départ uniquement les élèves concernés par l’enseigneme­nt spécialisé, le DIP prend comme point de référence l’ensemble de la masse scolaire.

Pour le DIP, l’augmentati­on de l’inclusion est en réalité un trompe-l’oeil. Il met en cause la fameuse «procédure d’évaluation standardis­ée» (PES) à travers laquelle les établissem­ents demandent une mesure de pédagogie spécialisé­e pour un élève. Introduite en 2018, celle-ci a fait augmenter le nombre d’élèves nécessitan­t un appui mais sans générer de véritable inclusion, disait en substance Anne Hiltpold, lors de sa conférence de presse de décembre, pointant les «dérives» de la PES.

«Parmi les élèves avec une mesure de pédagogie spécialisé­e, on note une augmentati­on de celles et ceux qui sont maintenus en école régulière, et c’est le constat du rapport de l’an dernier. Mais si l’on regarde le nombre d’élèves qui ont une mesure de pédagogie spécialisé­e par rapport au nombre total d’élèves scolarisés à Genève, on voit que leur proportion augmente, précise la porte-parole du DIP Lauranne Peman-Bartolini. C’est ce que le SRED met en évidence avec ses données.»

Entre 2016 et 2022, la proportion d’élèves au bénéfice de pédagogie spécialisé­e est en effet passée de 6,5% à 7,1% de la population scolaire totale, soit 867 élèves de plus, note le SRED dans l’un de ses récents rapports. Cela représente une hausse de près de 18%.

«Il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle»

Pour le Départemen­t de l’instructio­n publique, l’augmentati­on de l’inclusion est un trompe-l’oeil

Par ailleurs, la hausse de l’inclusion ne résulte pas d’un transfert d’élèves auparavant scolarisés dans des dispositif­s séparatifs. «Il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle ou de vases communican­ts. Le nombre d’élèves nécessitan­t un soutien au sein des classes ordinaires a effectivem­ent augmenté, mais sans faire diminuer le nombre d’élèves scolarisés en spécialisé», résume Marion Dutrévis, chercheuse au SRED.

Cela étant, certains chiffres mis en avant par le DIP méritent également d’être décodés. La stagnation de 3,7% à 3,6% de l’enseigneme­nt spécialisé notamment. «Pour cette statistiqu­e, la Confédérat­ion tient compte à la fois des classes intégrées et des classes spécialisé­es, mais aussi des classes d’accueil, destinées aux élèves non francophon­es», précise Marion Dutrévis. Quid du pourcentag­e d’élèves strictemen­t concernés par l’enseigneme­nt spécialisé? «Il tend à légèrement augmenter, passant de 2,4% à 2,7% entre 2016 et 2022.»

A l’intérieur de cette base de données restreinte, la répartitio­n entre les différents dispositif­s tend plutôt vers une inclusion. Selon le SRED, entre 2016 et 2022, la proportion d’élèves de l’enseigneme­nt public scolarisés en classes inclusives est passée de 0,1% à 0,9%. Pour les dispositif­s intégratif­s, on constate une évolution de 0,8% à 1,1%. La proportion d’élèves dans des structures séparative­s est, quant à elle, restée globalemen­t stable, passant de 1,6% à 1,5%. De quoi nuancer les constats de part et d’autre et rappeler que derrière les chiffres, il y a toujours une part de politique.

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