L’obsession du Nuptse, une ligne de vie
Obnubilés par leur quête, dans une expédition périlleuse qui les place face à eux-mêmes et à leurs illusions, les alpinistes du film de Hugo Clouzeau nous offrent une confrontation avec le sublime inoubliable
L'un des plus beaux films de montagne de ces derniers mois, haut la main, c'est Nuptse, de Hugo Clouzeau, Diable d'or, catégorie Verticale, au festival des Diablerets l'été dernier, et présenté sur la tournée actuelle de Montagne en Scène. Quatre brillants alpinistes – Hélias Millerioux, Fred Degoulet, Benjamin Guigonnet et Robin Revest – grimpent en plein bleu. Ce bleu si sombre, si profond qu'il nous serre la gorge, jusqu'à faire vaciller de toutes parts. Ils grimpent vers le Nuptse, sommet satellite de l'Everest, surgissement d'outreblanc dans un décor d'outrebleu. Il n'y a rien au-dessus, sinon l'éclat de la lune – ou peut-être celui de la mort.
Le souffle pour mots
Qui s'aventure dans le haut pays himalayen découvre une terre où la lumière aimante sans relâche. Est-il un autre lieu au monde où l'espace bascule à ce point pour livrer passage au ciel? Ici, les masques tombent et les certitudes se raréfient à la même vitesse que l'oxygène. Il faut se hisser continûment en soi-même et hors de soi-même. Le film suit ces alpinistes déterminés à partir de 2015 à ouvrir une voie extrêmement difficile dans la face sud du sommet ouest du Nuptse (7742 m), durant trois ans, trois expéditions, trois tentatives, jusqu'à leur réussite qui leur vaudra un Piolet d'or en 2018.
La singularité de ce film vient en partie de la relation verticale et cadencée, tantôt contemplative, tantôt interrogative que le réalisateur instaure entre les alpinistes, la montagne et les spectateurs. La caméra reste attentive aux moindres détails du combat acharné qui se joue entre ces hommes et leur environnement, elle déroule une grande aventure humaine, doublée d'une intéressante dimension métaphysique. Entre chaque plan, chacun des membres se confie sur ce qu'il a ressenti lors de ces ascensions.
Sentiments, doutes, peurs, projections. Ils revivent leur intranquillité dans ce projet qui ne les laisse jamais en paix. Tous tentent de cerner ce qui les guide dans ce besoin d'absolu. Cette voie qu'ils envisagent n'est-elle pas vouée au fiasco? D'un côté, ils serinent le refrain de la «quête de sens», mais de l'autre, lorsqu'un désir s'ouvre intuitivement, ne faut-il pas le suivre? Peut-être est-ce là le point central du film: comprendre que le désir n'est ni un choix ni une possibilité. Il est, comme le dirait Spinoza, ce de quoi nous sommes faits. Au sens étymologique, desiderare signifie «le désir de l'astre». Le désir est ce vers quoi on tend pour avancer. Comme une boussole à suivre, un aiguillon qui nous pousse.
La première année, ils déchiffrent la ligne mais les risques de chutes de pierres les font renoncer. La deuxième année, ils font demi-tour à 300 mètres du sommet. Robin Revest, qui ressent la part sombre de cet engagement, l'éventuel point de non-retour, se retire du projet à la suite de cette tentative, laissant les trois autres à leur obsession. La persévérance se conquiert, pas à pas, laborieusement, elle est en soi une performance. Si la beauté des étincelles propres aux débuts attire, revenir approfondit la conscience d'échouer. N'est-ce pas ce qui confère aussi à cette obstination toute son intensité?
Réorganiser les choses, se remobiliser, reprendre les mêmes rappels, sans l'émerveillement de la nouveauté, mais avec un engagement peut-être démultiplié. Benjamin Guigonnet l'explique, il n'y a presque rien, à ce moment-là, qui puisse l'empêcher d'aller au sommet. On avance à leurs côtés, on navigue dans une série d'allers-retours entre les commentaires et le faceà-face avec la voie, entre le présent et le passé, et on se laisse progressivement emporter par le mouvement ascensionnel qui les guide. C'est cette course éperdue entre glace et neige, abysses et lumière aveuglante, roches et avalanches, qui happe. La nuit, on les observe au bivouac comme de petites processions de lucioles qui s'échelonnent sur les parois. Ce film affine cette dimension esthétique, qui est la confrontation avec un environnement immense et presque éternel, sans commune mesure avec les échelles spatiales et temporelles dans lesquelles les vies humaines se déroulent d'ordinaire. Ils grimpent sans jamais savoir ce qui les attend plus haut. Ils installent leur tente sur de minuscules terrasses, refuge précieux à flanc de paroi.
Apprendre à regarder le vide
Devant l’immensité des montagnes, c’est à sa petitesse que l’homme est renvoyé
Au fil de la dernière ascension, les mots s'espacent jusqu'à être remplacés par le souffle lourd des hommes à bout de forces, le chant du vent, de l'espace, puis du silence. Au sommet, c'est le choc. La réussite semble figer, transcender. Perchés sur leurs cimes, les alpinistes pleurent derrière leur masque de ski. Ils touchent l'acmé de leur passion irrationnelle. Ils louent le génie collectif de la cordée: sans aucun d'eux, cette voie n'aurait été possible. La scène, entre ciel et terre, est grandiose, fascinante de mystère, elle réconcilie le beau et la peur.
Durant une poignée de minutes, le contact avec le sommet se situe dans l'ampleur de sa démesure. «J'ai peur de rester prisonnier de la montagne», s'exclame l'un d'eux. Il ne faut pas traîner, et quitter cet instant suspendu. Songer à la redescente, tout aussi dangereuse, elle ne se fera d'ailleurs pas sans heurts et grande frayeur. Au retour, le jeu en valait-il la chandelle? Fred Degoulet explique avoir mis énormément de temps à s'en remettre. Il a réalisé combien ce qu'il faisait était extrêmement dangereux. Le mystère se déplace. Du vertige des hauteurs à d'autres vertiges plus intimes?
Le Nuptse semble être un lieu où le corps avance littéralement dans l'esprit, pour y exfolier sans trêve son ciel intérieur. Hélias Millerioux saisit qu'en se confrontant de cette sorte à l'immensité des montagnes, c'est évidemment à sa propre petitesse (et à sa volonté de grandeur) que l'homme se trouve renvoyé. Le projet d'ascension se termine, et avec lui son imagination, son désir. Le sommet, c'est la fin de ce qui les aura longtemps portés. L'atteindre, c'est peut-être une façon d'apprendre à regarder le vide. ■