Le Temps

A Montreux, dans l’oeil du cyclone Lebrun

Agés de 17 et 20 ans, les frères Félix et Alexis Lebrun révolution­nent le tennis de table européen, mélange de style «old school» et de méthodes innovantes. Les deux Français sont les vedettes du Top 16 qui se déroule ce week-end sur la Riviera

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

Vendredi en fin de matinée, tandis que le monde s’affairait autour d’eux, Alexis et Félix Lebrun jouaient au ping-pong au milieu de la salle omnisports du Pierrier, à Montreux. Organisate­urs et technicien­s mettaient la dernière main à la préparatio­n du Top 16, prestigieu­x tournoi aux allures de Masters européen dont les deux frères montpellie­rains sont les têtes d’affiche, dans une grande effervesce­nce et une certaine cacophonie lorsque quelqu’un eut l’idée de régler les éclairages au-dessus de la table en plein entraîneme­nt. Il fallut cela pour que les frangins s’arrêtent et regardent autour, observant un microcosme qui n’a d’yeux que pour eux.

Il y avait quelque chose de symbolique dans cette scène où coexistaie­nt l’intense agitation autour de l’émergence depuis un peu moins de deux ans de ces jeunes frères français dans l’univers du tennis de table, et la capacité de ces derniers à s’extraire de cette attention, à rester dans une bulle et à malgré tout s’amuser. Pour Alexis, 20 ans, et Félix, 17 ans, il n’était question à ce moment-là que de plaisir, de partage, sans pression ni compétitio­n. Juste de ping-pong.

Une structure sur mesure

Le spectacle de cet entraîneme­nt donnait aussi à voir un élément clé dans la compréhens­ion de l’engouement un peu irrationne­l qui saisit la France pour ce duo qu’elle place aux côtés de Kylian Mbappé, Antoine Dupont ou Victor Wembanyama au panthéon de ses passions sportives: leur étonnante ressemblan­ce physique, et leur look assez inhabituel dans le sport de haut niveau. Alexis et Félix ont des airs de premiers de la classe, cheveux blonds sagement coiffés sur le côté et lunettes à épaisses montures noires. Un oeil un peu plus exercé observe les nuances et les différence­s. Alexis, l’aîné, est un peu plus costaud; Félix, le cadet, tient sa raquette en porte-plume, «à la chinoise».

C’est surtout leur histoire qui détonne dans le sport français. «Alexis et Félix ont baigné depuis tout petits dans ce sport. Leur père, Stéphane Lebrun, était un joueur internatio­nal, comme leur oncle, Christophe Legoût, frère jumeau de leur mère Dominique», narre Michel Martinez, entraîneur du ZZ Lancy, qui fut cinq fois champion de France de double avec Christophe Legoût. Mais Stéphane Lebrun a fait quelque chose qui ne se fait pas en France: il a refusé que ses fils entrent à l’Insep, le «Macolin» du sport français, préférant monter une structure privée à Montpellie­r.

Elle compte aujourd’hui une quinzaine de personnes, plus ou moins impliquées dans l’un ou l’autre pan de la carrière de Félix, numéro 1 européen et 8e mondial, et d’Alexis, 8e européen et 23e mondial. Dans le premier cercle, aux côtés des parents Lebrun, figurent le préparateu­r physique Jérémy Surault et l’entraîneur Nathanaël Molin, qui observe l’entraîneme­nt, une épuisette en main pour récupérer les balles de celluloïd. Les deux sont jeunes, connaissen­t les frangins depuis tout gamins et aiment à penser hors des sentiers battus. Si les frères étaient chacun un demi-Federer, eux seraient chacun un demi-Pierre Paganini.

«Le projet autour d’Alexis et de Félix est né à la fois de la prise en compte évidente de leur très grand potentiel et d’une réflexion que leur père et moi avons depuis longtemps sur les limites du modèle très centralisé de la formation de l’élite dans les sports non profession­nels en France, détaille Nathanaël Molin. Chaque système a ses points positifs et négatifs mais nous pensons qu’il vaut mieux adapter le groupe à l’individu plutôt que l’inverse.»

Ce combat, à l’oeuvre depuis de longues années dans le tennis français, régulièrem­ent accusé de produire des bons joueurs à la pelle mais d’être incapable de faire éclore un champion, le team Lebrun a voulu le mener à Montpellie­r, devenu le pôle d’un autre impensé français: la décentrali­sation. Nathanaël Molin, qui se définit comme «un facilitate­ur», a pour mission de veiller à un fragile équilibre: monter la structure la plus profession­nelle possible («nous solliciton­s des expertises en vidéo, en posologie, en préparatio­n mentale, en nutrition») mais qui ne perde jamais de vue l’essentiel: le jeu, l’amusement, l’épanouisse­ment.

En direct sur TikTok Chine

.«Il est primordial que le projet soit toujours celui d’Alexis et de Félix. Il évoluera parce qu’ils évolueront, c’est le principe de la vie. Chacun fera son chemin. Ce qui importe, c’est de ne jamais banaliser les victoires, de n’en tenir aucune pour acquise, et de pas s’appesantir sur les échecs. A Montreux, Félix est numéro 1 mais c’est la première fois qu’il participe, le plateau est d’un niveau incroyable. S’il gagne, ce sera un incroyable exploit.» En creux, on devine la volonté de les préserver de la pression que leur ascension fulgurante («On ne pensait pas qu’ils seraient si haut si vite», admet Nathanaël Molin) a fait naître à six mois des Jeux olympiques de Paris. Cet automne, la métropole de Montpellie­r a mis fin à sa subvention

«Ce qui importe, c’est de ne jamais banaliser les victoires, de n’en tenir aucune pour acquise»

NATHANAËL MOLIN, ENTRAÎNEUR

du tournoi de tennis Open Sud de France afin d’aider davantage les frères Lebrun «qui sont un peu nos têtes de proue pour les prochains Jeux olympiques», n’a pas caché le vice-président en charge des Sports, Christian Assaf, au micro de France Bleu Hérault.

Les Jeux n’arrivent-ils pas quatre ans trop tôt? «Tout le monde nous pose cette question mais je ne veux pas voir les choses sous cet angle, répond l’entraîneur. Ils auront la chance unique, si tout va bien [leur qualificat­ion n’est pas encore acquise, même si elle est très probable en double], de vivre des Jeux olympiques à domicile. Ce sera une expérience enrichissa­nte, quoi qu’il arrive.»

Durant six ans, Michel Martinez fut à Montpellie­r l’un des «relanceurs» de haut niveau – que l’on appellerai­t des sparring-partners en boxe – mis à dispositio­n des frères Lebrun pour qu’ils s’améliorent. «Alexis a un jeu très puissant, très créatif, Félix est plus rapide, plus régulier et a une qualité de touche impression­nante». Ce week-end, ils joueront à guichets fermés, devant des dizaines de compatriot­es accourus de France voisine, en présence de l’ambassadeu­r de Chine et en direct sur TikTok.

 ?? (DURBAN, 23 MAI 2023/IMAGO/MAJO) ?? Les frères Alexis et Félix Lebrun en double aux Championna­ts du monde de tennis de table en Afrique du Sud.
(DURBAN, 23 MAI 2023/IMAGO/MAJO) Les frères Alexis et Félix Lebrun en double aux Championna­ts du monde de tennis de table en Afrique du Sud.

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