Le Temps

Le pays où les dindes voteraient pour Noël

- JOURNALIST­E YVES PETIGNAT

Les jours sont courts. Il s'ensuit que les nuits sont plus longues. Cela laisse aux Suisses moyens du temps pour songer. Et quand on songe, on finit par penser. Cela peut mener à tout. A défaut de gagner à l'EuroMillio­ns, la Suissesse moyenne et son conjoint se demandent comment assurer leur vieillesse. Telle est la raison pour laquelle, à un mois et demi de la votation sur l'initiative pour une 13e rente AVS, un sondage indique que 71% des Suisses voteraient en sa faveur. Les opposants se rassurent en se disant que d'ici au 3 mars les jours vont rallonger. La terre se réchauffer et les esprits se refroidir.

Par quoi il serait hasardeux d'en déduire que l'opinion des Suisses évolue avec le cours du soleil ou la fonte des neiges. Prompts à s'enflammer pour les idées sociales, ils s'étonnent de leur audace à l'approche des urnes. Ils ressemblen­t un peu à ce qu'un écrivain disait jadis des intellectu­els français, «se réclamant à la fois du marquis de Sade et des Evangiles». Ici, partagés entre la satisfacti­on immédiate et la crainte de devoir payer la facture plus tard. La peur de la sanction divine. Ou plus prosaïquem­ent financière. C'est un phénomène que l'on connaît bien. En 2016, un mois encore avant le vote, les sondages donnaient encore 60% de oui à l'initiative syndicale AVSplus pour la hausse des retraites de 10%. Le résultat fut exactement à l'inverse: non à 59,4%. En 2018, les initiative­s écologiste­s, dites «agricoles», sur la production alimentair­e bénéficiai­ent encore de 55% d'intentions favorables un mois avant le vote. Résultat: double rejet. On sait depuis longtemps que le soutien aux initiative­s s'érode avec le début des campagnes. Or celle du 3 mars prochain vient à peine de commencer.

Rien n'est plus étrange, pour qui nous regarde à travers les fenêtres, que l'amour des Suisses pour le travail. Peut-être parce que nous avons hérité du pessimisme de Zwingli quant à la rédemption de l'homme sans efforts. L'homme plaît à Dieu plus par son travail que par la prière. Peut-être aussi parce que nous avons peur, comme petit pays, que les dépenses de redistribu­tion pèsent dangereuse­ment sur notre économie. C'est pourquoi nous avons déjà refusé dans le passé les six semaines de vacances pour tous, la réduction de la semaine de travail à 40 puis à 36 heures, l'abaissemen­t de l'âge de la retraite à 62 ans ou le salaire minimal au niveau national. Ce qui faisait dire à un journal américain, en utilisant la fameuse formule anglo-saxonne, qu'en Suisse «les dindes voteraient pour Noël».

Il n'empêche, les mentalités changent. Sous l'effet de quatre ans de perte de pouvoir d'achat, face à l'augmentati­on insupporta­ble des primes d'assurance maladie ou l'inflation des prix de l'énergie et des produits de base. Comme le titrait cette semaine la NZZ, bien que très conservatr­ice et néolibéral­e, «L'UDC découvre son coeur social». A Zurich avec une pétition pour des logements municipaux réservés aux personnes âgées. A Genève où la section locale soutient l'initiative pour la 13e rente. Comment ignorer les retraités modestes qui constituen­t une part importante de son électorat? Les propositio­ns socialiste­s pour fixer les primes d'assurance maladie selon le revenu ou instaurer une caisse unique recueillai­ent une nette majorité des opinions avant les élections fédérales.

Par quoi l'on voit que le temps aura donné raison à Hugo Loetscher: «En Suisse il y a toujours un écart entre ce que nous pensons de nous-mêmes et ce que nous vivons.»

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