L’opéra affranchi de l’exotisme
C’est un évènement rare qui se prépare dans le monde lyrique au Grand Ghéâtre de Genève (GTG). Plus de quatre siècles après la naissance de l’Orfeo de Monteverdi dans les cénacles humanistes de Florence, un nouvel opéra, Justice, écrit par le librettiste congolais Fiston Mwanza Mujila, accélère enfin l’arrivée de l’Afrique dans cet art européen. L’histoire de ce nouvel opéra prend pour sujet un drame survenu au Congo, une goutte d’eau dans la criminalité économique internationale, que le metteur en scène bernois Milo Rau a choisi de rendre visible pour réparer les vivants et faire acte de justice face à l’amnésie occidentale. En 2020, Le Vol du Boli, création d’Abderrahmane Sissako et Damon Albarn, évoquait déjà le colonialisme et l’esclavage sur la scène du Théâtre du Châtelet, à Paris, en ravivant la mission ethnographique Dakar/Djibouti de 1931, au cours de laquelle l’écrivain surréaliste Michel Leiris avait dérobé un fétiche boli pour enrichir les collections du Musée de l’Homme. Justice signe donc un petit pas de plus, sur nos scènes lyriques, vers l’altérité. Depuis plusieurs années, les livrets d’opéra ont fait l’objet d’analyses postcoloniales – cruciales! – permettant de révéler combien ils ont contribué à la construction d’un fantasme occidental autour de l’Orient. Madame Butterfly de Puccini (1904) en dépeignant une femme docile et sacrificielle totalement soumise à son amant blanc, a perpétué le stéréotype de la femme orientale idéale. Un siècle et demi auparavant, Jean-Philippe Rameau reproduisant un exotisme de convention avec Les Indes galantes amenait de nouvelles formes de représentation de l’altérité. Georg Frederich Händel, payé par un négociant de thé britannique, avait eu, quant à lui, pour mission en 1731 d’écrire l’opéra Poro re delle Indie pour vanter les mérites du magnanime roi Alessandro face à la barbarie de l’indigène Poro. Entre les vocalises, on y lisait une volonté de justifier la présence de la Compagnie britannique aux Indes. A partir des Lumières, nombreux furent les ouvrages qui insufflèrent l’idée de liberté et les exemples d’opéras «révolutionnaires» critiquant la perception du servage et de la colonisation fleurissaient: Les Noces de Figaro de Mozart (1786), Guillaume Tell de Rossini (1829), Rienzi du jeune Wagner (1842) et bien sûr, quelques grands Verdi, tel Don Carlos (1867). Mais peu d’ouvrages lyriques abordèrent frontalement la question de la colonisation. On peut donc doublement se réjouir: par le fait que des créations sont le fruit d’écrivains et d’artistes issus du continent africain et que ceux-ci racontent l’histoire de leur point de vue, en contradiction avec la vision hégémonique de l’Occident. Il est grand temps que puissent s’exprimer par l’art d’autres manières de percevoir, d’exprimer et de donner sens au monde.