Milo Rau, discours et méthode d’un enfant d’Antigone
Marqué par l’enseignement du sociologue Pierre Bourdieu, l’artiste bernois fait corps, dans chacun de ses spectacles, avec les damnés de la terre Tintin et Antigone dans une bouille de montagnard bienheureux. Milo Rau, 46 ans, baroude là où le sol brûle, s’expose sur la ligne de front, parce qu’il veut voir de près comment les hommes se haïssent, filme des visages qui sont des maquis de chagrin ou des cratères de colère. L’actuel directeur des Wiener Festwochen – le grand festival de Vienne – se définit comme un reporter, sauf qu’il ne témoigne pas seulement, il s’immerge. Pas un spectacle qui n’ait été précédé d’une enquête sur le terrain. Milo Rau déterre les vestiges de nos tragédies, au Congo, en Roumanie, en Allemagne, dans la forêt amazonienne récemment.
D’où vient cette passion de raccommoder des mémoires trouées, de confronter les puissants à leurs crimes? Dans son livre Vers un réalisme global (L’Arche), il rend justice à ceux qui le constituent. C’est parce qu’il a été l’étudiant à Paris du sociologue Pierre Bourdieu qu’il ne conçoit pas de traiter un sujet à distance. «Faire corps avec quelque chose, voilà ma manière de travailler, donc recourir à l’immersion totale ou à «l’anthropologie d’investigation» […]», écrit-il.
Témoins, acteurs et cultivateurs de tomates
Son travail est ébranlement. Il empoigne nos grands récits, certes, mais l’ambition est d’entraîner une modification du réel. Quand il tourne ainsi sa Passion du Christ – Le Nouvel Evangile – à Matera, au sud de l’Italie, il enrôle les édiles de la ville et des migrants d’origine érythréenne, afghane, éthiopienne. Ces exilés joueront dans le film et constitueront parallèlement une coopérative agricole – qui, aux dernières nouvelles, existe toujours – pour cultiver des tomates et les soustraire au racket local sur les fruits et légumes.
Milo Rau n’est pas adepte du plan large. Il zoome sur des individus, amateurs ou comédiens professionnels, qu’il convoque à la barre d’un théâtre qui est aussi un tribunal. Dans Trilogie de l’Europe, 13 acteurs issus de 11 pays ouvraient leur boîte de Pandore. Au Théâtre de Vidy en 2016, quatre comédiens syriens, grec et roumain recousaient ainsi un cauchemar méditerranéen. Maia Morgenstern, Ramo Ali, Rami Khalaf et Akillas Karazissis ne prêtaient pas corps au feu d’un poète, ils délivraient des destins fracassés. Ils étaient à la fois protagonistes et témoins.
La scène se fait ainsi chambre noire. Une parole toujours singulière accouche d’une image obscène de la réalité. Tintin alias Milo Rau ne fait pas la leçon au spectateur. Il l’appelle à regarder en face l’abjection des jours. Son espoir? Enrayer cette fatalité qui veut que le pire se répète. «Il ne faut plus seulement représenter le monde, il faut le changer.» Parole d’Antigone. Alexandre Demidoff
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