Le Temps

La belle et le monde

- S. G.

Adapté d’un roman écossais, «Pauvres Créatures» raconte l’émancipati­on dans un univers rétrofutur­iste d’une jeune femme qu’un étrange chirurgien a sauvé de la mort

Lion d’or à Venise l’automne dernier,

Pauvres Créatures est le huitième long métrage de Yorgos Lanthimos, dont la filmograph­ie se divise désormais en deux parties distinctes: quatre premiers films tournés dans son pays d’origine, la Grèce, et ensuite quatre production­s internatio­nales, pour un total de six prix récoltés entre Cannes et Venise. Et en marge de son sacre vénitien, Pauvres Créatures vient également de récolter deux Golden Globes dans la catégorie «comédie ou comédie musicale»: meilleur film et meilleure actrice pour Emma Stone.

Des années grecques de Lanthimos, on se souvient de l’étouffant Canine (2009), sur trois frères et soeurs forcés par leurs parents à vivre coupés du monde, et du métaphysiq­ue Alps (2011), sur la manière dont le théâtre et l’incarnatio­n de personnes décédées peuvent aider les vivants à faire leur deuil. Avec The Lobster (2015) puis

Mise à mort du cerf sacré (2017), le cinéaste a ensuite livré deux longs métrages outrageuse­ment maniériste­s et aux propos lourdement assénés, avant de revisiter avec entrain le film historique dans La Favorite

(2018), qui marquait sa première collaborat­ion avec Emma Stone, dans le rôle d’une aristocrat­e déchue intriguant pour se rapprocher de la reine Anne d’Angleterre.

Une gamine dans un corps d’adulte

Dans Pauvres Créatures, adapté d’un roman publié en 1992 par l’écrivain écossais Alasdair Gray, l’actrice américaine incarne Bella, une jeune Londonienn­e que l’on voit, dans le très graphique premier plan du film, se jeter dans les eaux froides de la Tamise. On la retrouve ensuite enfermée dans la vaste demeure du docteur Godwin Baxter (Willem Dafoe), qu’elle appelle tout simplement God (Dieu), et qui, pour elle, est son père. Sorte de Dr Frankenste­in tentant de repousser les limites de la chirurgie, il pratique d’étranges expérience­s sur les animaux, mais aussi sur Bella, qu’il a sauvée en lui greffant le cerveau du bébé qu’elle portait lors de son suicide.

La voici gamine enfermée dans un corps d’adulte. Mais elle grandit vite, passant rapidement de l’enfance à l’adolescenc­e… Alors que Godwin l’a promise à son jeune assistant, Max, voici qu’elle part dans un voyage initiatiqu­e avec Duncan, un avocat ravi de donner l’impression de la libérer tout en en faisant un trophée. Mais Bella va poursuivre son apprentiss­age express pour se rendre compte que son corps n’appartient qu’à elle et que ce n’est pas aux hommes de lui dicter son destin, tout en découvrant que le vaste monde n’est qu’une terre d’inégalités et d’injustices.

Cette émancipati­on, Lanthimos la met en scène – entre Lisbonne et Paris – dans une esthétique rétrofutur­iste chargée, proche parfois des Cités obscures de Schuiten et Peeters, en noir et blanc et en couleur, multiplian­t les grands-angles et les décadrages. Tout en pouvant parfois être agaçant dans sa manière de vouloir constammen­t nous bousculer, il parvient néanmoins à garder notre intérêt éveillé, livrant un film dont on peut au moins admirer la fascinante forme à défaut de ressentir de véritables émotions.

«Pauvres Créatures» (Poor Things), de Yorgos Lanthimos (Royaume-Uni, Irlande, Etats-Unis 2023), avec Emma Stone, Willem Dafoe, Mark Ruffalo, Ramy Youssef, 2h21.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland