Dans le miroir des années 1990
«Fabriquer une femme», le vingtième roman de Marie Darrieussecq, rappelle Solange et Rose, déjà croisées dans ses précédents livres, pour observer leur passage à l’âge adulte
«Miroir, mon gentil miroir, qui est la plus belle du royaume?» Rose – enfant choyée d’une famille de la classe moyenne supérieure, qui vit dans une maison avec piscine et se fait prescrire la pilule à 15 ans sur les conseils de sa mère, ou Solange, fille de divorcés, qui rêve de devenir actrice à Hollywood mais tombe enceinte à 15 ans? Nous ne sommes pas obligés de choisir, répondrait Marie Darrieussecq, qu’une tendresse évidente, parfois agacée, lie à Rose et Solange, personnages récurrents de son oeuvre.
Dans Fabriquer une femme (P.O.L), les deux adolescentes, meilleures amies depuis l’enfance, voient leurs routes se disjoindre. La première s’engouffre dans le schéma hétéro normatif de la famille traditionnelle alors que la seconde quitte leur village du sud-ouest de la France, vit de relations libres, rêve de grands rôles et noie ses frustrations sur les pistes de danse parisiennes. Séparées, mais ensemble, elles se confrontent aux rituels et aux épreuves qui les propulseront dans l’âge adulte: première relation sexuelle, premières ivresses, premier voyage, premier appartement, premier travail, premier accouchement.
Reproduction sociale
Le miroir, ici, n’est pas un accessoire narcissique mais le dispositif narratif choisi par Marie Darrieussecq pour construire ce vingtième roman, où la structure l’emporte parfois sur l’écriture: «D’après Rose» puis «Selon Solange», les deux premières parties du livre, nous donnent à voir la même période – la fin des années 1980 et la décennie 1990, avec son épidémie de sida, ses luttes politiques et ses révolutions technologiques – à l’aune de deux expériences différentes. Reproduction sociale et sentiment d’appartenance pour l’une; débrouillardise et réinvention permanente pour l’autre.
Le miroir, enfin, c’est le milieu du cinéma et la difficile carrière d’actrice que s’efforce de mener Solange. Du directeur de casting au public versatile, le regard est omniprésent. Caressant un jour, cinglant le lendemain, mais toujours exigeant. A l’échelle réduite d’un milieu, il nous montre les lumières crues et les injonctions délirantes qui, mises bout à bout, finissent par Fabriquer une femme.■
A17 ans, Frédéric Pajak découvre Nietzsche. Au début, il ne le comprend pas. Qu’importe: «J’en ai savouré l’éloquence, la cadence, la démesure», écrit-il. Il relira son oeuvre à Pékin, assis sur un tabouret, dans une chambre d’étudiant. Si sa pensée le fascine, c’est parce qu’elle est musicale, poétique avant tout. «Dans ses phrases, j’entendais distinctement une authentique musique, piano, cordes, cuivres et percussions.»
Depuis, le philosophe allemand ne l’a plus quitté. Il est troublant de voir que Nietzsche est présent dès L’Immense Solitude (1999), livre d’une grande beauté qui inaugure une nouvelle façon de raconter, la manière si particulière de Pajak, qu’il a creusée ensuite dans une vingtaine d’ouvrages: il parle de lui (très peu) et surtout des auteurs qui l’ont marqué, arpentant leurs écrits et leurs lieux de vie, faisant alterner textes et dessins, ces fameux dessins charbonneux à la plume, au pinceau et à l’encre de Chine. Cette manière unique de se raconter en racontant les autres lui a valu de recevoir notamment le Prix Médicis essai 2014, le Prix Goncourt de la biographie 2019 et le Grand Prix suisse de littérature 2021.
Fantômes turinois
En 1995, à Turin, où il accompagne l’historien de l’art lausannois Michel Thévoz, Frédéric Pajak tombe sur la maison où vécut Nietzsche. Il relit le philosophe, comme il relit Pavese, autre fantôme turinois. Il se souvient que Nietzsche et Pavese étaient, tout comme lui, orphelins de père.
La première édition de L’Immense Solitude au PUF représentait Nietzsche et ses proches avec des nez démesurés, des nez de Pinocchio. Dans la seconde édition, en 2012, chez Noir sur Blanc, les appendices étaient rabotés, retrouvant taille humaine. Le philosophe n’a cessé d’apparaître, de-ci de-là, dans les ouvrages de Frédéric Pajak, notamment dans Nietzsche et son père (PUF, 2003), et aujourd’hui dans ce surprenant Nietzsche au piano.
Le dessin qui ouvre ce nouvel opus est une représentation de la maison natale du philosophe, à Röcken, le toit percé de trois larges fenêtres, «comme des yeux mi-clos». Une vue qui figurait déjà dans L’Immense Solitude et que l’artiste a redessinée aujourd’hui, presque trait pour trait, vingtcinq ans plus tard.
On l’ignore souvent, l’auteur du Gai savoir était un excellent pianiste et composait des pièces musicales qu’il publiait à compte d’auteur. «J’ai été ému par ces notes claudicantes, ces harmonies presque inachevées qui cherchent sans détour à vous arracher des larmes», confie Pajak dans son livre. Une musique que Nietzsche espérait dionysiaque et sauvage, solaire et méridionale, pour rendre hommage à la Grèce antique et régénérer la société.A 40 ans, il écrira: «La musique est, de loin, la chose la plus précieuse; je souhaite plus que jamais être musicien.»
Au coeur du livre, Pajak raconte l’admiration, puis la détestation du philosophe pour son ami Wagner, son aîné, «le vieux sorcier». Secrètement amoureux de la femme de Wagner, Cosima, Nietzsche se rend régulièrement à Tribschen, près de Lucerne, où séjournent les Wagner. Lorsqu’il envoie une de ses partitions au maître, celui-ci éclate d’un rire «tonitruant» et ravageur.
Pensée prophétique
Si Nietzsche porte le Wagner de Tristan et Iseult aux nues, l’auteur de la tétralogie le déçoit de plus en plus. Wagner n’est plus à ses yeux qu’un pompeux «histrion», un compositeur de variétés qui privilégie le théâtre au détriment de la musique, un «suppôt du christianisme».«Wagner est-il un être humain?» demande Nietzsche, après avoir entendu Parsifal? «N’est-il pas plutôt une maladie?»
Ce qui pourrait apparaître comme une anecdote biographique devient sous la plume et le pinceau de Pajak un moyen d’éclairer toute l’oeuvre. Le récit se fait poignant lorsque Nietzsche, à Turin, sombre dans la folie. Lui qui plaçait la musique au coeur du monde se met à frapper sur son piano. Il ne saura bientôt plus lire, oubliera qu’il a écrit des livres et se murera dans le silence.
Loin de l’hagiographie, l’écrivain montre les paradoxes, les contradictions de son personnage, ses gouffres. L’Hymne à la solitude, que Nietzsche compose sans la noter sur partition, il se plaît à imaginer qu’elle aurait ressemblé à du «free-jazz». A l’image d’une pensée libre, «irrécupérable» et prophétique.
■
L’ouvrage de Frédéric Pajak est au centre d’une lecture musicale à la Fondation Jan Michalski, en présence de l’auteur et de la pianiste Mathilde Peskine. Montricher (VD), je 25 à 19h.
Rens.: Fondation-janmichalski.com