Le Temps

«Je voulais rendre audible la parole des victimes»

Beata Umubyeyi Mairesse avait 15 ans le 18 juin 1994 quand un convoi de l’ONG suisse Terre des hommes l’a sauvée du génocide des Tutsis au Rwanda. Trente ans plus tard, l’écrivaine se réappropri­e son histoire et celle des autres enfants

- Isabelle Rüf

Al’origine de cette enquête, il y a une image manquante. Celle d’une jeune fille qui traverse à pied la frontière entre le Rwanda et le Burundi. Ceux qui ont vu cette image disent que l’enfant est souriante. Comment peut-elle l’être, dans l’angoisse d’échapper aux tueurs? Ce 18 juin 1994, le génocide des Tutsis par les Hutus est presque achevé, la majorité des victimes a été assassinée, mais les tueurs menacent encore. Dans ces derniers jours, l’ONG suisse Terre des hommes organise des convois pour évacuer des orphelins. Beata Umubyeyi Mairesse et sa mère font partie de celui du 18 juin. Elles ne devraient pas s’y trouver, les convois sont réservés aux enfants de moins de 12 ans. Beata en a 15.

Sur une image, des décennies plus tard, elle distingue, au fond du camion, une forme allongée, sombre. «Pendant les haltes, par peur des contrôles, nous nous dissimulio­ns, ma mère et moi, sous des tissus. Parfois, les petits s’asseyaient sur nous. Je vois ce vide où nous sommes cachées, nous sommes une absence. C’est le drame des métis, ils sont définis par une absence. Une image où l’on me voit fait de moi une survivante.» On lui a dit aussi les avoir vues ce jour-là, elle et sa mère, à la télévision. Il faudra des années, les encouragem­ents d’un mari attentif, un enfant qui va naître, pour qu’elle entame une quête.

Le droit à son histoire

Des recherches obstinées qui vont la mener en Angleterre, en Italie, en France, en Afrique du Sud, en Suisse et au Rwanda, dans les archives des journaux, des studios de télévision, à scruter les documents de Terre des hommes à Lausanne, à contacter les reporters et à explorer leurs cartons disséminés. On croise de belles personnes, les volontaire­s de l’ONG, en particulie­r Alexis Briquet, disparu avant de pouvoir témoigner, et sa compagne Deanna Cavadini, qui ont risqué leur vie. Dans leur audace un peu anarchique, impensable aujourd’hui, ils ont sauvé des centaines d’enfants. Le Convoi est un hommage à leur engagement. C’est aussi un ouvrage pédagogiqu­e qui insiste sur la constructi­on politique du conflit, comme l’écrivaine le dit aux lycéens devant lesquels elle témoigne parfois. «Hutus et Tutsis, nous sommes une même ethnie, une même langue.»

Des images du camion, de ce passage de la frontière, l’auteure finira par en débusquer, pas celle qu’elle recherche, la sienne, mais celles de ses compagnons de fuite. Elle n’aura de cesse de retrouver ces derniers pour les leur restituer. Car à qui appartienn­ent ces milliers de clichés – souvent mal légendés, trompeurs – sinon à ceux qui y figurent? C’est un des thèmes qui traversent le livre: le droit à son image, le droit à son histoire. Car le but ultime de cette enquête est d’«explorer la possibilit­é de tisser un récit entendable.»

Rien de l’expérience humaine n’est indicible, même le pire, mais le témoignage des survivants est souvent inaudible, beaucoup en ont fait l’expérience et Beata Umubuyeyi Mairesse les a lus – Imre Kertesz, Charlotte Delbo, Primo Levi et tant d’autres.. «L’heure de nous-mêmes a sonné», dit Aimé Césaire. Avec lui, elle déclare que c’est d’abord aux victimes de prendre la parole. Même si une éditrice lui signale élégamment que «le créneau est déjà pris» par une autre auteure rwandaise, l’écrivaine milite pour une multiplici­té de récits. «Nous avons formé un groupe pour les survivants qui souhaitent écrire leur expérience», dit-elle au téléphone, depuis Bordeaux où elle réside. Ellemême est d’abord passée par la fiction qui lui permettait de mettre à distance l’émotion. Un recueil de nouvelles, Ejo. Suivi de Lézardes et autres nouvelles, deux romans, Tous tes enfants dispersés (2019) et Consolée (prix Kourouma 2023).

Pour mettre au monde des enfants, écrire des livres, il a fallu longtemps. «La psychothér­apie m’a fait retrouver un peu de confiance dans l’humanité. Mais il me vient encore des peurs irrationne­lles, des moments de vacillemen­t. Et si je ne pouvais plus les nourrir, s’il fallait fuir à nouveau, me suis-je dit quand j’ai cessé d’allaiter mes enfants.» Elle en sourit mais se souvient des angoisses de sa mère quand elles vivaient cachées.

Petit miracle

Ce n’est qu’à la page 94 du Convoi qu’elle s’autorise à raconter ce qu’ont été ces jours de terreur, à la merci d’une dénonciati­on, d’un faux pas. «Je suis une transfuge de classe et de race. Blanche par mon père, noire par ma mère, Européenne en Afrique, Africaine en Occident. Elevée par une mère célibatair­e, dans une certaine pauvreté, j’ai été parrainée par une famille française, celle qui m’a généreusem­ent accueillie par la suite. J’ai pu fréquenter l’école de l’élite rwandaise et des expatriés. C’est ainsi que j’ai appris le français.»

Cette langue la sauve, grâce aussi à une présence d’esprit stupéfiant­e. Au moment où les soldats les débusquent dans leur cachette, l’adolescent­e prétend ne pas comprendre le kinyarwand­a, ne pratiquer que le français d’un père qu’elle va rejoindre dans son pays. Peu crédible, son invention passe quand même, petit miracle au sein d’une histoire qui en est parsemée. Quant au géniteur, il est une autre figure absente du récit.

Le Convoi ne dit pas ce qu’a ressenti la jeune Beata, arrivée en France: «Un immense soulagemen­t. Le sentiment d’avoir bénéficié d’une chance inouïe par rapport aux autres enfants restés en Afrique, souvent dans des camps, dans une grande pauvreté. Je n’ai pas assisté aux massacres de masse. Je n’ai pas été violée, je n’ai pas dû courir dans les collines pour fuir les machettes. Il a fallu des années pour que je mesure ce à quoi j’avais échappé. En France, au début, j’avais trop à faire: découvrir le pays, ma famille d’accueil, m’adapter à l’école.»

Adulte, elle sera engagée, militante: lutte contre le sida, santé mentale. Aujourd’hui, qu’en est-il de la langue maternelle qui joue un si grand rôle dans Consolée? «Le kinyarwand­a reste une langue importante pour moi. Je la parle au quotidien avec ma maman. J’ai tenté de l’apprendre à mes fils mais sans grand succès, je dois l’avouer, car hors sol. Je nourris peut-être l’espoir qu’ils l’apprennent plus tard comme le personnage de Stokely, l’enfant métis, dans mon roman Tous tes enfants dispersés. Mon aîné joue de la batterie, il aime le rock. Peut-être y entend-il les tambours rwandais?»

 ?? ?? Le traumatism­e que Beata Umubyeyi Mairesse a subi adolescent­e est indélébile: «La psychothér­apie m’a fait retrouver un peu de confiance dans l’humanité. Mais il me vient encore des peurs irrationne­lles», confie-t-elle. (Celine Nieszawer/Leextra via opale.photo)
Le traumatism­e que Beata Umubyeyi Mairesse a subi adolescent­e est indélébile: «La psychothér­apie m’a fait retrouver un peu de confiance dans l’humanité. Mais il me vient encore des peurs irrationne­lles», confie-t-elle. (Celine Nieszawer/Leextra via opale.photo)
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Autrice Beata Umubyeyi Mairesse
Titre Le Convoi
Editions Flammarion
Pages 320
Genre Récit Autrice Beata Umubyeyi Mairesse Titre Le Convoi Editions Flammarion Pages 320

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