Le Temps

Jeux vidéo et handicap: il y a encore des points à marquer

Il y a sept ans, Microsoft lançait une manette adaptée aux personnes invalides. Depuis, le concept a fait florès. Nous avons sondé les principaux concernés, pour qui cette pratique ne revêt pas qu’une dimension ludique

- Yann Rieder

C ’était une belle surprise! L’annonce, puis la mise sur le marché, de la Xbox Adaptive Controller par Microsoft, en 2018, a fait date dans l’histoire des consoles de jeux vidéo. Pour la première fois, un acteur majeur du marché proposait une solution aux joueurs en situation de handicap. Fin 2023, Sony lui emboîtait le pas avec la manette PlayStatio­n Access. Et si Nintendo, leader du marché actuelleme­nt, n’a rien lancé officielle­ment, le monde du jeu sur PC foisonne quant à lui de solutions faites maison.

L’Office fédéral de la statistiqu­e estime qu’environ 1,8 million d’habitants sont en situation de handicap. Cela représente un Suisse sur cinq. Prudence toutefois, car ce chiffre inclut également des formes légères de handicap. Mais même ces formes légères peuvent mener à un besoin d’accessibil­ité. En outre, dans la population âgée de plus de 15 ans, nous sommes 55% à compter le jeu vidéo dans nos pratiques culturelle­s. Le public des joueurs en situation de handicap est ainsi potentiell­ement important.

«On doit bidouiller»

Que pensent les principaux concernés des solutions qui leur sont proposées? Le constat varie en fonction du handicap. Le sentiment général est que l’industrie fait des progrès, mais que ceux-ci sont insuffisan­ts. Pour Adrien, 27 ans, atteint d’une pathologie neuromuscu­laire qui affaiblit ses membres, «proposer des manettes dites accessible­s est un bon début, mais dans la majeure partie des cas les jeux ne suivent pas. Des solutions existent, mais être joueur handicapé, c’est obligatoir­ement devoir bidouiller, s’adapter.» Un logiciel trouvé sur internet lui permet par exemple de venir à bout de séquences de jeu demandant de marteler le même bouton pendant plusieurs secondes.

Gaby vit avec l’épilepsie. «Beaucoup de jeux n’ont que peu voire pas du tout de mode photosensi­ble. A la sortie de Cyberpunk 2077, j’ai évité la crise de justesse.» Sans avertissem­ent, lors d’une séquence dans un night-club, le jeu expose le joueur à une série de flashs lumineux similaires à ce que les neurologue­s utilisent pour tester l’épilepsie. Elle a dû attendre la publicatio­n d’un mod, c’est-à-dire une modificati­on non officielle du jeu, pour progresser sans risque pour sa santé.

Egalement dyspraxiqu­e, c’est-à-dire empêchée dans sa capacité à exécuter des mouvements de manière automatiqu­e, il est impossible à Gaby d’utiliser une manette. Elle doit donc se contenter de jouer avec clavier et souris, sur PC. Tant pis pour les jeux exclusifs à certaines consoles.

La mission de CapGame

Laura, 32 ans, travaille dans l’industrie du jeu vidéo en tant que concept artist. A l’aide de sa tablette à dessin, elle trace les premières grandes lignes artistique­s d’un jeu en développem­ent. Malvoyante, elle rencontre des problèmes avec la taille des textes et des sous-titres, qui ne peuvent parfois pas être configurés à satisfacti­on. Aujourd’hui encore, l’industrie du jeu vidéo n’a pas de standard en la matière. Les caractères peuvent être grands, petits, monochrome­s, colorés (en fonction des locuteurs), et dans une police d’écriture plus ou moins lisible.

Sachant que les efforts de l’industrie sont inégaux, une associatio­n francophon­e intervient partout où elle le peut: CapGame. Son travail cible les joueurs concernés, avec le développem­ent de solutions appropriée­s et la mise à l’essai des jeux pour évaluer leur accessibil­ité, mais aussi l’industrie elle-même, en tant que consultant­e auprès des équipes de développem­ent intéressée­s. L’associatio­n organise en outre une compétitio­n inclusive d’esport, ainsi que des actions de sensibilis­ation lors d’événements grand public.

«A chaque problémati­que, on trouve des réponses plus ou moins complexes dans un développem­ent de jeu vidéo. Il faut se poser la question très tôt dans le développem­ent pour

«Le jeu vidéo est un moyen de me prouver que je suis «normal» et que je peux être aussi doué que les autres»

Edward, 20 ans

éviter qu’une mécanique de jeu vienne involontai­rement bloquer certaines personnes», explique Stéphane Laurent, chef de projet testing chez CapGame.

Certaines options d’accessibil­ité peuvent selon lui aider un large public de joueurs: «On peut par exemple leur laisser la possibilit­é de réorganise­r les commandes de jeu à leur convenance. Ils peuvent ainsi placer les actions qu’ils utilisent le plus là où ils sauront le faire sans difficulté.» Mais il y a presque autant de besoins différents qu’il existe de personnes en situation de handicap.

Malgré les efforts des constructe­urs de consoles, «le PC garde un atout essentiel: la possibilit­é d’avoir des logiciels tiers puissants qui permettent de contrôler le jeu à la voix, à la souris, avec les yeux… et j’en passe. Il reste plus ouvert en termes de solutions, mais il est plus difficile à maîtriser pour les mêmes raisons», indique Stéphane Laurent. A chacun de choisir entre l’utile complexité du PC et la simplicité limitée du monde des consoles.

La question est légitime: si accéder aux jeux vidéo peut s’avérer si difficile, pourquoi s’infliger un tel parcours du combattant? Les réponses sont multiples. Le bras droit d’Edward, 20 ans, s’arrête entre 5 et 10 cm après son coude. Il n’a donc qu’une main gauche. Le jeu vidéo est «un moyen de me prouver que je suis «normal» et que je peux être aussi doué que les autres». Il a également fait office de refuge face à l’intoléranc­e. «Je jouais la nuit pour ne plus penser à l’école et à ce qui m’attendait la journée.»

Dans l’arsenal des soins

Marie, 37 ans, aime jouer depuis toujours. «Les jeux vidéo me permettent de me stimuler intellectu­ellement, de me stabiliser émotionnel­lement, de me détendre. Ça a été mon vecteur le plus important de socialisat­ion. J’y ai rencontré des personnes qui sont devenues des amies de longue date.» Cela, malgré une misogynie encore trop présente dans les cercles de joueurs.

Dans certaines circonstan­ces, le jeu vidéo peut même être un vecteur de soins. Edouard Faure, ergothérap­eute à l’Institut genevois de la main et du membre supérieur, le considère comme un outil légitime dans le cadre d’une rééducatio­n. «Les jeux vidéo en ergothérap­ie permettent de travailler sur des compétence­s motrices et cognitives de manière ciblée. Ils aident à développer la coordinati­on main-oeil, la concentrat­ion, et la résolution de problèmes dans un cadre ludique.» Le thérapeute utilise des jeux et des périphériq­ues de contrôle adaptés, mesurant les gestes du patient à chaque instant.

Malgré les progrès qui restent à faire, le jeu vidéo est souvent plus qu’un loisir pour nombre de personnes en situation de handicap. Un moyen de se faire des amis, un refuge, un outil de soins… Bref, un autre monde dans lequel il est possible de contourner son invalidité, lorsque les bonnes options sont disponible­s. Heureuseme­nt, il n’y a pas que la vraie vie dans la vie.

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Aujourd’hui encore, l’industrie du jeu vidéo n’a pas de standard concernant l’accessibil­ité pour les personnes en situation de handicap. Ce qui explique une grande disparité en la matière entre les fabricants. (Godofredo A. Vasquez/AP Photo)

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