Le Temps

La conquête de Maillard à la fête de Blocher

Le 36e grand rendez-vous annuel de l’UDC zurichoise se tenait ce vendredi sur les bords de la Limmat. Le président socialiste de l’Union syndicale suisse y a été convié pour participer au débat sur l’AVS

- LAURE LUGON ZUGRAVU @laurelugon

Pierre-Yves Maillard ne recule devant rien. Pas même devant une soirée en terres ennemies. Alors que la présidente de la Confédérat­ion, Viola Amherd, a décliné l’invitation de Christoph Blocher à venir se mesurer à lui à l’Albisgütli à Zurich pour la soirée traditionn­elle du parti agrarien, le cador socialiste, lui, ne s’est pas fait prier. L’occasion était trop belle, l’homme suffisamme­nt malin. Le lion Blocher contre le renard Maillard.

C’est que le 3 mars prochain les Suisses voteront sur la 13e rente AVS, une bataille décisive pour le conseiller aux Etats et président de l’Union syndicale suisse (USS). Or l’UDC part divisée, une partie de la base étant favorable à ce cadeau, même si son coût est exorbitant. La section genevoise recommande même d’accepter l’initiative. Car la défense des retraités séduit une partie de l’électorat populaire de l’UDC, dont certains ont fui le PS, jugé trop magnanime envers les étrangers au détriment d’une classe moyenne gênée aux entournure­s. Selon les sondages, près de 70% de la base du parti serait favorable à l’initiative de l’USS.

Ce faisant, Pierre-Yves Maillard se pose en homme incontourn­able sur les sujets qui comptent. Après les retraites et les coûts de la santé suivra la question européenne, sur laquelle il est aussi intraitabl­e que l’UDC, malgré le nombre de concession­s faites au syndicat dans le mandat de négociatio­ns.

La force du sénateur est son absence de tabous: il ne craint pas de marcher de concert avec la droite isolationn­iste sur le dossier européen, même si son attitude s’apparente à une forme de populisme. Devant la question migratoire, il ne se bouche pas le nez. Et jamais ne s’égare dans les sujets sociétaux chers à une certaine gauche.

Un Maillard, c’est bien ce qui manque au PLR, perdant des élections fédérales avec Les Vert·e·s. Les délégués du parti bourgeois, réunis samedi à Zoug, y ont peut-être songé, déterminés à remonter la pente et à construire une identité plus claire. Un impératif si la droite veut empêcher la progressio­n de l’Etat providence au fil des scrutins de l’année. Pour cela, il lui faudra sortir de son image de parti des riches en défendant le talent, la responsabi­lité individuel­le et le risque plutôt que le patrimoine. Et c’est indispensa­ble si elle tient à une solution avec le partenaire européen. A défaut, elle écoutera rugir les lions de l’Albisgütli, même si c’est le dernier tour de Christoph Blocher dans l’arène.

La force du sénateur est son absence de tabous

XUne grosse berline noire s’avance, objet de toutes les attentions. Christoph Blocher est là. Le patriarche UDC émerge péniblemen­t de sa voiture tandis que sa femme, Silvia, sort de l’autre côté. Le couple jette un oeil au bâtiment de l’Albisgütli, plus ancienne organisati­on sportive de Suisse – la société de tir de la ville de Zurich. Puis, tandis que l’ancien conseiller fédéral répond aux journalist­es, son épouse se dirige vers la «tente apéro». Pour être stoppée net à la porte. Le Securitas discute quelque chose d’inaudible. «C’est Silvia Blocher!» tempête l’une de ses accompagna­ntes. Le cerbère cède instamment le passage.

Après quelques poignées de main, l’arrivée du «Doktor Christoph Blocher» est annoncée au micro de la gigantesqu­e salle boisée, frappée des drapeaux des cantons suisses, où plus de 1000 membres de l’UDC prennent place. Le tribun s’assied proche des VIP, le conseiller fédéral Albert Rösti, une ribambelle de parlementa­ires fédéraux (dont sa fille), cantonaux et membres du gouverneme­nt zurichois UDC et – invité pour le discours contradict­oire – le président de l’Union syndicale suisse et sénateur vaudois socialiste Pierre-Yves Maillard. Un programme papier est distribué: «Le monde est fou – nous savons raison garder». La soirée peut commencer. Elle sera riche en émotion.

«L’étoffe d’un conseiller fédéral»

Après un accueil musical de la part du coeur des grenadiers de Zurich, la soirée débute par un discours de Domenik Ledergerbe­r, le président de l’UDC cantonal. «En politique c’est comme à la cuisine, les recettes de grand-maman sont toujours les meilleures», dit-il. Avant d’embrayer sur les thèmes attendus: sécurité, chaos de l’asile, indépendan­ce. Le politicien critique ensuite vertement Viola Amherd. Ce ne sera pas la dernière fois ce vendredi. En tant que présidente de la Confédérat­ion, la centriste a été invitée à s’exprimer à l’Albisgütli, qui convie chaque année le primus inter pares. Mais elle a décliné. «Elle préfère passer du temps à Davos», renifle le Zurichois. Qui ne manque pas de saluer le courage de son remplaçant: «Bravo à Pierre-Yves Maillard, qui a eu le courage de venir. Tu as l’étoffe d’un conseiller fédéral.» Toutefois, la foule trépigne. Elle attend son champion: Christoph Blocher, qui s’avance au micro de la salle.

Le Zurichois, qui s’exprimera durant près d’une heure, fustige également la cheffe de la défense helvétique. «Normalemen­t, le président vient, dit-il. Mais il faut du courage. Madame Amherd doit être quelque part dans un champ de l’OTAN. Monsieur Berset n’était pas venu non plus. Il préparait sûrement la première séance du Conseil fédéral depuis la rédaction de Ringier.» La salle rit de bon coeur, le tribun sourit. Et se lance dans une longue diatribe enflammée sur les mille et un problèmes du pays. En commençant par un peu de politique internatio­nale. La guerre en Ukraine, qui démontre qu’il faut toujours renforcer l’armée, l’abandon prétendu de la neutralité suisse, qui met le pays en danger, la faiblesse de l’OTAN et des Etats-Unis, qui prouve qu’il ne faut compter que sur soi-même, la dette de l’Allemagne et de l’UE, qui illustre qu’il ne faut pas rejoindre cet édifice boiteux. Avant de poursuivre avec un peu de politique suisse.

«Nous sommes toujours indépendan­ts car le pouvoir revient au peuple, saluet-il. Mais la dette augmente aussi. Et tous les moyens sont bons pour augmenter les impôts, les taxes et les redevances.» Le milliardai­re s’insurge contre l’initiative (aboutie) des Jeunes socialiste­s, qui demande une taxation de 50% lors d’un héritage dépassant 50 millions de francs. «En travaillan­t comme paysan, j’ai appris qu’il ne faut pas mener les meilleures vaches laitières à l’abattoir mais qu’il faut les traire! Ces étudiants et universita­ires qui composent les rangs des Jeunes socialiste­s auraient mieux fait d’apprendre le métier de paysan.»

La 13e rente AVS, que Pierre-Yves Maillard défendra peu après devant une salle hostile, est rapidement évacuée. «Pour la financer, il faudra davantage de déductions de salaires, de hausses d’impôts. C’est non. Si vraiment on veut une 13e rente AVS, alors il faut la payer avec l’argent gaspillé dans l’aide au développem­ent et l’asile». Le vieux lion fustige encore la sécurité en baisse dans le pays et rappelle fièrement que quand il a repris la présidence de l’UDC zurichoise en 1977, son parti avait 9,9% de part électorale en Suisse. «Il en a désormais 28%».

«L’AVS est assise sur 50 milliards de francs. Et le Conseil fédéral s’attend à ce que cette fortune continue d’augmenter» PIERRE-YVES MAILLARD, PRÉSIDENT DE L’UNION SYNDICALE SUISSE

Telle une vieille rock star, Christoph Blocher avance ensuite sur le devant de la scène, et annonce que ce discours était le dernier. Puis, surprise, il se met à chanter – accompagné par les grenadiers zurichois. Devant une assemblée conquise, l’ancien conseiller fédéral revient en musique sur sa carrière, son éviction du gouverneme­nt et aborde même sa propre mort, imaginant son arrivée au paradis et sa rencontre avec Dieu, à qui il signifie qu’il est «assis à sa place». Le roi soleil quitte son trône. Du moins, celui installé derrière le micro de l’Albisgütli. Une fois descendu de l’estrade, il nie en effet annoncer sa «retraite définitive». «Mais c’est un discours qui me prend chaque année beaucoup d’énergie, dit-il. Il faut faire de la place aux jeunes. Je ne sais pas pourquoi tous ces gens veulent encore m’écouter, je dis toujours la même chose». A 84 ans, il confie également quelques problèmes de mémoire, racontant récemment ne pas s’être souvenu du nom de sa petite-fille. Puis, sonne l’heure du repas: émincé à la zurichoise. Avant l’entrée en scène du deuxième lion de la soirée: Pierre-Yves Maillard.

La sécurité sociale, l’un des remparts au fascisme

Ce dernier sait s’adresser à une assemblée UDC. «Monsieur Blocher a annoncé qu’il arrêtait les discours de l’Albisgütli, mais pas qu’il arrêtait de chanter, entamet-il sous les rires du public. Le futur nous dira si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle.» Toutefois la locomotive du Parti socialiste n’est pas venue jusqu’à Zurich pour raconter des blagues. Il entre dans le vif du sujet. «Je vais parler de la 13e rente AVS, annonce-t-il fermement. Je connais une retraitée qui ne pouvait plus payer son mazout cet hiver, et qui devait recourir à un radiateur d’appoint pour se chauffer. On entend dire que cette initiative ne bénéficier­ait qu’aux riches. Cette dame possède une vieille maison et ne peut de ce fait pas prétendre aux aides. Est-elle pour autant riche? La question principale est la suivante: a-t-on les moyens de se payer cette rente? Le Conseil fédéral dit non. C’est faux. L’AVS est assise sur 50 milliards de francs. Et le Conseil fédéral s’attend à ce que cette fortune continue d’augmenter. Est-ce inutile de payer des impôts toute sa vie? Ce qui est inutile, c’est l’abonnement de ski des conseiller­s fédéraux.»

Le syndicalis­te en chef s’adresse ensuite à l’âme paysanne du parti agrarien. «Mon grand-père était agriculteu­r, dit-il, et membre de l’UDC. Pourtant il a soutenu les avancées sociales qui ont fait la Suisse moderne. Petit, il a souffert de la faim. Jeune adulte, il était sous les drapeaux alors que l’Europe s’enflammait. C’est cette génération, qui a connu la guerre, qui a compris que si l’on voulait assurer l’avenir du pays et la survie de la démocratie, il fallait aider les plus pauvres. Et qui a créé l’AVS. Pourtant, si elle n’existait pas déjà, notre parlement actuel ne la voterait pas. Quand elle a été introduite, on entendait déjà que le système ne tiendrait pas. Pourtant, Credit Suisse s’est effondré avant. Le développem­ent de la sécurité sociale est l’un des fondements politiques ayant permis à la Suisse – comme à d’autres pays européens – de résister au développem­ent du fascisme, du communisme et de développer un pays prospère. Aujourd’hui, par manque de crèches, il faudrait 80 000 personnes pour remplacer les retraités qui s’occupent de leurs petits-enfants. Si leur rente ne suffit plus même à leurs propres besoins, que va-t-il se passer? Ce qu’il se passe partout ailleurs, la natalité baisse, car le coût d’un enfant est trop élevé. Et vous qui voulez un pays libre, peut-on vraiment dire qu’on est libre quand on a faim? Soutenir une 13e rente AVS, c’est investir dans le futur d’une Suisse forte et indépendan­te.»

Applaudiss­ements polis, mais nourris. Un tour de salle indique que le socialiste n’a pas convaincu tout le monde parmi les membres de l’UDC présents. Mais plusieurs personnes admettent que «c’était quand même très bien argumenté». Ce n’est un secret pour personne: il est possible qu’une partie de l’électorat du parti pense la même chose.

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(ALBISGÜTLI, 19 JANVIER 2024/ ENNIO LEANZA/KEYSTONE) Sur l’écran, Pierre-Yves Maillard défend la 13e rente AVS. Dans la salle, un public a priori peu convaincu.

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