Présumer coupable?
Une fracture idéologique profonde traverse nos démocraties libérales. Les mots utilisés pour la décrire diffèrent, mais le diagnostic est identique: les uns parlent d’opposition entre le wokisme et ses adversaires, les autres de conflit entre le nouveau monde et l’ancien. Tous s’accordent sur le constat d’une guerre des cultures.
Sans doute une étudiante en sciences sociales a-t-elle plus de chances d’appartenir au nouveau monde qu’un agriculteur à la retraite. Cependant ce conflit n’est pas un conflit entre les femmes et les hommes, entre la génération Z et ses aînées, entre les habitants des centres-villes et des périphéries ou entre les diplômés du supérieur et les autres. Ce conflit est fondamentalement un conflit idéologique, qui oppose deux conceptions du monde irréconciliables.
A chaque polémique, les contours et l’ampleur de cette fracture se révèlent avec une clarté accrue. Ainsi en va-t-il des débats sur la présomption d’innocence suscités par l’affaire Depardieu. L’argument du nouveau monde est le suivant. Seule une faible proportion des plaintes pour viols (qui ne représentent ellesmêmes qu’une fraction des viols rapportés dans les enquêtes de victimation) aboutit à une condamnation. Cela est dû au fait qu’un viol, en l’absence de témoin, est très difficile à prouver. Ne faudrait-il pas alors accorder davantage de crédit aux déclarations des victimes présumées? Comme le dit la contre-tribune récemment signée par 8000 artistes:
La «présomption d’innocence» pour l’agresseur sonne comme une «présomption de mensonge» pour les femmes qui témoignent contre lui.
Bien que rares soient ceux qui soutiennent ouvertement la présomption de culpabilité, c’est bien vers elle que cette logique conduit. La question mérite d’être posée: dans le cas des accusations de viol, pourquoi ne pas passer à un régime de présomption de culpabilité? Cela réduirait assurément le nombre des viols impunis.
Répondre que la présomption d’innocence n’a jamais été rejetée que dans des régimes autoritaires et qu’elle est une clé de voûte de tous les Etats de droit ne convaincra pas le nouveau monde, peu enclin à défendre les institutions existantes.
Afin de comprendre pourquoi l’ancien monde rejette la présomption de culpabilité, notons pour commencer que l’objection précédente à la présomption d’innocence se retourne à l’encontre de la présomption de culpabilité. En l’absence de
Pour le nouveau monde, il est justifié de condamner un innocent afin de condamner davantage de coupables
témoins, il est extrêmement ardu pour l’accusé de prouver son innocence. Avec la présomption d’innocence, trop peu de coupables sont condamnés; avec la présomption de culpabilité, trop peu d’innocents sont acquittés.
Pourquoi donc choisir l’une plutôt que l’autre? L’ancien monde répond sans hésiter: parce que condamner un innocent est bien pire que ne pas condamner un coupable. C’est cette asymétrie morale qui fonde la présomption d’innocence et justifie le rejet de la présomption de culpabilité. Si le prix à payer pour condamner dix violeurs est de condamner un innocent, il vaut mieux que les violeurs restent impunis. Ce principe, qui remonte à la Genèse (18:2333), fait partie des rares principes normatifs qui transcendent les clivages politiques: nul dans l’ancien monde, qu’il soit conservateur, libéral ou socialiste, n’a jamais songé à en contester la validité. Tout au plus admet-on qu’en de rares occasions il puisse être contrebalancé par des motifs sécuritaires impérieux, comme dans le cas de la détention préventive.
La réponse du nouveau monde ne se fait pas attendre davantage: pour sortir enfin du patriarcat et de la culture du viol, il faudra bien que tombent quelques têtes innocentes. Il ne s’agit pas forcément de dire avec Pol Pot: «Mieux vaut arrêter un innocent que de laisser un coupable en liberté.» Mais il s’agit de maintenir à tout le moins qu’il est justifié de condamner un innocent afin de condamner davantage de coupables.
Pour l’ancien monde, une telle insouciance dans le coupage de têtes effraie autant qu’elle fascine: comment ceux-là mêmes qui se voulaient éveillés aux injustices en sont-ils arrivés à ne plus voir qu’aussi grave que soit l’acquittement d’un coupable, la condamnation d’un innocent est une injustice pire encore?
Il y a deux raisons à cela. La première est idéologique: le crédit inconditionnel accordé à l’expérience et à la parole des personnes issues de groupes opprimés est un élément constitutif du nouveau monde, au même titre que la présomption d’innocence est un élément constitutif de l’ancien. La seconde est psychologique. Au moment d’infliger une sanction grave, une personne seule est hantée par la possibilité de se tromper. De tels tourments moraux se dissipent dans la masse. D’une part parce que l’élan collectif crée une illusion d’infaillibilité. D’autre part, parce que lorsque la sanction est infligée par la foule, nul n’en porte seul la responsabilité.
Le nouveau monde n’est jamais aussi attrayant que lorsque l’ancien oublie ses fondements. Loin d’être un outil de la domination masculine, la présomption d’innocence repose sur un principe fondamental qui fait de la condamnation d’un innocent une injustice cardinale, protégeant ainsi chacun de l’arbitraire du pouvoir et de la vindicte.
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