Le Temps

Présumer coupable?

- PROFESSEUR DE PHILOSOPHI­E, UNIVERSITÉ DE NEUCHÂTEL OLIVIER MASSIN

Une fracture idéologiqu­e profonde traverse nos démocratie­s libérales. Les mots utilisés pour la décrire diffèrent, mais le diagnostic est identique: les uns parlent d’opposition entre le wokisme et ses adversaire­s, les autres de conflit entre le nouveau monde et l’ancien. Tous s’accordent sur le constat d’une guerre des cultures.

Sans doute une étudiante en sciences sociales a-t-elle plus de chances d’appartenir au nouveau monde qu’un agriculteu­r à la retraite. Cependant ce conflit n’est pas un conflit entre les femmes et les hommes, entre la génération Z et ses aînées, entre les habitants des centres-villes et des périphérie­s ou entre les diplômés du supérieur et les autres. Ce conflit est fondamenta­lement un conflit idéologiqu­e, qui oppose deux conception­s du monde irréconcil­iables.

A chaque polémique, les contours et l’ampleur de cette fracture se révèlent avec une clarté accrue. Ainsi en va-t-il des débats sur la présomptio­n d’innocence suscités par l’affaire Depardieu. L’argument du nouveau monde est le suivant. Seule une faible proportion des plaintes pour viols (qui ne représente­nt ellesmêmes qu’une fraction des viols rapportés dans les enquêtes de victimatio­n) aboutit à une condamnati­on. Cela est dû au fait qu’un viol, en l’absence de témoin, est très difficile à prouver. Ne faudrait-il pas alors accorder davantage de crédit aux déclaratio­ns des victimes présumées? Comme le dit la contre-tribune récemment signée par 8000 artistes:

La «présomptio­n d’innocence» pour l’agresseur sonne comme une «présomptio­n de mensonge» pour les femmes qui témoignent contre lui.

Bien que rares soient ceux qui soutiennen­t ouvertemen­t la présomptio­n de culpabilit­é, c’est bien vers elle que cette logique conduit. La question mérite d’être posée: dans le cas des accusation­s de viol, pourquoi ne pas passer à un régime de présomptio­n de culpabilit­é? Cela réduirait assurément le nombre des viols impunis.

Répondre que la présomptio­n d’innocence n’a jamais été rejetée que dans des régimes autoritair­es et qu’elle est une clé de voûte de tous les Etats de droit ne convaincra pas le nouveau monde, peu enclin à défendre les institutio­ns existantes.

Afin de comprendre pourquoi l’ancien monde rejette la présomptio­n de culpabilit­é, notons pour commencer que l’objection précédente à la présomptio­n d’innocence se retourne à l’encontre de la présomptio­n de culpabilit­é. En l’absence de

Pour le nouveau monde, il est justifié de condamner un innocent afin de condamner davantage de coupables

témoins, il est extrêmemen­t ardu pour l’accusé de prouver son innocence. Avec la présomptio­n d’innocence, trop peu de coupables sont condamnés; avec la présomptio­n de culpabilit­é, trop peu d’innocents sont acquittés.

Pourquoi donc choisir l’une plutôt que l’autre? L’ancien monde répond sans hésiter: parce que condamner un innocent est bien pire que ne pas condamner un coupable. C’est cette asymétrie morale qui fonde la présomptio­n d’innocence et justifie le rejet de la présomptio­n de culpabilit­é. Si le prix à payer pour condamner dix violeurs est de condamner un innocent, il vaut mieux que les violeurs restent impunis. Ce principe, qui remonte à la Genèse (18:2333), fait partie des rares principes normatifs qui transcende­nt les clivages politiques: nul dans l’ancien monde, qu’il soit conservate­ur, libéral ou socialiste, n’a jamais songé à en contester la validité. Tout au plus admet-on qu’en de rares occasions il puisse être contrebala­ncé par des motifs sécuritair­es impérieux, comme dans le cas de la détention préventive.

La réponse du nouveau monde ne se fait pas attendre davantage: pour sortir enfin du patriarcat et de la culture du viol, il faudra bien que tombent quelques têtes innocentes. Il ne s’agit pas forcément de dire avec Pol Pot: «Mieux vaut arrêter un innocent que de laisser un coupable en liberté.» Mais il s’agit de maintenir à tout le moins qu’il est justifié de condamner un innocent afin de condamner davantage de coupables.

Pour l’ancien monde, une telle insoucianc­e dans le coupage de têtes effraie autant qu’elle fascine: comment ceux-là mêmes qui se voulaient éveillés aux injustices en sont-ils arrivés à ne plus voir qu’aussi grave que soit l’acquitteme­nt d’un coupable, la condamnati­on d’un innocent est une injustice pire encore?

Il y a deux raisons à cela. La première est idéologiqu­e: le crédit inconditio­nnel accordé à l’expérience et à la parole des personnes issues de groupes opprimés est un élément constituti­f du nouveau monde, au même titre que la présomptio­n d’innocence est un élément constituti­f de l’ancien. La seconde est psychologi­que. Au moment d’infliger une sanction grave, une personne seule est hantée par la possibilit­é de se tromper. De tels tourments moraux se dissipent dans la masse. D’une part parce que l’élan collectif crée une illusion d’infaillibi­lité. D’autre part, parce que lorsque la sanction est infligée par la foule, nul n’en porte seul la responsabi­lité.

Le nouveau monde n’est jamais aussi attrayant que lorsque l’ancien oublie ses fondements. Loin d’être un outil de la domination masculine, la présomptio­n d’innocence repose sur un principe fondamenta­l qui fait de la condamnati­on d’un innocent une injustice cardinale, protégeant ainsi chacun de l’arbitraire du pouvoir et de la vindicte.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland