Le Temps

Vers une plus grande universali­té du droit internatio­nal?

- AVOCAT ET DIRECTEUR DE CIVITAS MAXIMA ALAIN WERNER

L’année 2023 a été marquante pour la justice internatio­nale avec le verdict historique rendu en appel au mois de juin par le Tribunal pénal fédéral dans l’affaire Alieu Kosiah. Cette nouvelle année s’inscrit dans cette continuité avec le procès qui se tient en ce moment même au Tribunal pénal fédéral à Bellinzone: un ancien ministre de l’Intérieur gambien, Ousman Sonko est jugé pour crimes contre l’humanité dans ce qui est d’ores et déjà le procès du plus haut dignitaire politique en Europe jugé pour crimes internatio­naux extraterri­toriaux.

Le droit internatio­nal a par ailleurs retenti plus fort que jamais durant ce mois de janvier sur le plan mondial. Les 11 et 12 janvier, des personnes à travers le monde entier se sont connectées sur le site de la Cour internatio­nale de justice (CIJ) pour suivre en direct les heures de plaidoirie­s dans des audiences qui ont opposé les représenta­nts légaux d’Afrique du Sud et d’Israël.

En effet, le 28 décembre 2023, l’Afrique du Sud déposait une motion de 84 pages et presque 600 notes de bas de page auprès de la CIJ. Elle y accuse Israël de multiples violations de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. L’Afrique du Sud demandait en outre à la CIJ d’ordonner des mesures provisionn­elles urgentes au vu de la situation à Gaza. Moins de 2 semaines plus tard, les 17 juges de la CIJ, dont 2 juges ad hoc nommés par les parties, se réunissaie­nt en son siège du Palais de la paix à La Haye pour entendre les arguments légaux des avocats sur les mesures provisionn­elles.

La CIJ, organe judiciaire principal des Nations unies, a entamé son activité en avril 1946 et entend les différends entre les Etats, contrairem­ent à la Cour pénale internatio­nale (CPI) qui juge les actions des individus. En fonction depuis donc bientôt 80 ans, la CIJ était principale­ment saisie par les Etats pour leurs disputes bilatérale­s. Or les choses sont en train de changer, et les conséquenc­es de ce changement pourraient être importante­s.

Sept mille kilomètres séparent Israël et l’Afrique du Sud, deux pays qui ne sont pas sur le même continent. Pourtant les dirigeants d’Afrique du Sud se sentent des liens historique­s avec les Palestinie­ns et considèren­t que la Convention contre le génocide leur impose un devoir de «prévenir et punir» tout génocide, notamment en poursuivan­t à la CIJ tout Etat qu’ils considèren­t commettre un tel génocide, soit dans ce cas et selon leur appréciati­on, Israël.

En ce sens, l’Afrique du Sud suit la jurisprude­nce explicite de la CIJ qui considère en effet qu’il existe, si ce n’est une obligation, à tout le moins un droit propre à chaque Etat de saisir cette cour s’il considère qu’un génocide a lieu, même à des milliers de kilomètres de chez elle.

Ainsi, depuis peu, les acteurs étatiques, notamment en Afrique, s’emparent donc du droit et de la pratique judiciaire développée par l’organe judiciaire principal des Nations unies et demandent l’applicatio­n de ce droit de façon universell­e.

Avant l’Afrique du Sud, un autre pays africain, la Gambie, poursuivai­t devant la CIJ un autre Etat qui se trouve à plus de 11 000 kilomètres de Banjul, la Birmanie, toujours pour violation de la Convention contre le génocide commis prétendume­nt contre sa population Rohingya.

Le droit et la jurisprude­nce sur la question du génocide ont été notamment développés devant la CIJ dans des affaires qui sont ou étaient perçues positiveme­nt de manière plutôt unanime par les Etats-Unis et la majorité des pays européens (l’affaire

La CIJ était principale­ment saisie par les Etats pour leurs disputes bilatérale­s. Les choses sont en train de changer

portée en 1993 contre la Serbie et le Monténégro par la Bosnie-Herzégovin­e ou plus récemment l’affaire contre la Russie portée par l’Ukraine). Or cette même pratique pourrait amener très vite la CIJ à ordonner des mesures provisionn­elles contre Israël sur la base de la Convention contre le génocide.

En effet devant la CIJ, l’Afrique du Sud est parvenue à faire les deux choses qu’elle devait faire à ce stade des mesures provisionn­elles: d’abord décrire, notamment grâce aux centaines de rapports de multiples agences des Nations unies, la situation vécue par les civils à Gaza depuis plusieurs mois. Et ensuite produire de nombreuses déclaratio­ns d’officiels israéliens tant politiques que militaires pour plaider que l’intention génocidair­e à Gaza de la part d’Israël est à tout le moins plausible. Cela serait jugé suffisant dans le cadre de mesures provisionn­elles à la lumière de la jurisprude­nce de la CIJ.

Tout comme l’Afrique du Sud, Israël prend à l’évidence très au sérieux cette procédure et est aussi représenté par des avocats d’une immense expérience. Ceux-ci ont essentiell­ement mis en avant en audience deux arguments principaux: toutes les victimes civiles à Gaza sont la conséquenc­e directe de la tactique militaire du Hamas, ce groupe armé étant celui qui possède une intention génocidair­e, celle d’annihiler le peuple juif. Et Israël, qui ne fait que se défendre, possède un système juridique suffisamme­nt robuste pour assurer le respect de ses obligation­s internatio­nales et le cas échéant sanctionne­r les abus.

Les arguments israéliens aurontils convaincu les juges, à ce stade préliminai­re, de ne pas ordonner de mesures provisionn­elles? Les observateu­rs les plus avertis de la CIJ prédisent que cette cour va, avant début février – date à laquelle sa compositio­n va changer –, donner droit au moins à l’une ou l’autre des demandes urgentes requises par l’Afrique du Sud. Cela pourrait, par exemple, concerner des mesures qui contraindr­aient Israël à immédiatem­ent arrêter toute mesure à Gaza de nature à restreindr­e l’accès à l’assistance humanitair­e pour la population civile.

Toutefois tout le monde s’accorde aussi à dire que, sauf immense surprise, la CIJ n’ordonnera pas de façon provisionn­elle l’arrêt des opérations militaires israélienn­es comme le demande l’Afrique du Sud. En effet, le Hamas, qui n’est pas tenu par les obligation­s internatio­nales des Etats, retient encore de nombreux otages israéliens et n’a indiqué aucune intention de poser les armes.

Toute décision ordonnant des mesures provisionn­elles, quelles qu’elles soient, aurait un impact majeur: elle signifiera­it que, selon la

CIJ, il serait à tout le moins plausible à ce stade de considérer qu’Israël, d’une façon ou d’une autre, a violé la Convention contre le génocide à Gaza. A partir de ce moment-là, tout soutien militaire aux opérations israélienn­es de la part d’Etats alliés pourrait avoir des conséquenc­es juridiques et donnerait lieu sans nul doute à des plaintes.

Une décision sur le fond de l’affaire – est-ce qu’Israël a bel et bien commis ou incité à commettre un génocide à Gaza? – prendra ensuite probableme­nt trois ou quatre ans. La jurisprude­nce actuelle de la CIJ sur la notion d’intention de la part d’un Etat de commettre un génocide – qui considère qu’une telle intention génocidair­e doit être la seule explicatio­n possible pour la conduite incriminée – est restrictiv­e et n’est pas en faveur de l’Afrique du Sud.

Cette jurisprude­nce peut toutefois évoluer et on saura d’ici là si la CIJ considère notamment que la Birmanie a commis un génocide contre les Rohingyas et si la Russie avait des raisons conformes au droit internatio­nal d’envahir l’Ukraine.

Plus de 100 Etats aujourd’hui sont parties dans des affaires en cours devant la CIJ, soit la moitié des Etats reconnus par les Nations unies, un nombre que cette juridictio­n n’avait encore jamais connu auparavant. Cette cour doit aussi trancher ou donner un avis consultati­f sur les sujets les plus brûlants pour notre avenir à tous comme les obligation­s qui incombent aux Etats en droit internatio­nal en ce qui concerne la protection du système climatique.

Avec ceci, couplé avec la volonté affichée par certains pays, notamment en Afrique et dans le Pacifique, de ne plus laisser seulement les Etats occidentau­x se prévaloir du droit internatio­nal, il se pourrait bien que cette décennie soit celle d’une plus grande universali­té de ce droit internatio­nal.

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