Les céréales ukrainiennes prennent le large
Les exportations du grain par la mer Noire ont presque atteint leur niveau d’avant-guerre, affirme Kiev. Désormais, les navires longent les côtes roumaines, bulgares et turques jusqu’au Bosphore et créent une concurrence sur le marché européen
Des centaines de poids lourds se traînent chaque jour sur la petite route nationale qui coupe en diagonale la plaine de Bessarabie aux confins de l’Ukraine, là où le Danube fait la frontière avec la Roumanie. Depuis que la Russie s’est retirée de l’accord sur les céréales en juillet dernier et que ses bombardiers ont systématiquement pris pour cible Odessa et ses infrastructures portuaires, le grain ukrainien prend d’autres chemins. Malgré les efforts de Moscou, l’Ukraine est parvenue à exporter ses céréales, en toute discrétion et en empruntant de nouvelles voies, notamment par un couloir d’exportation en mer Noire. En janvier, selon Leonid Kozachenko, président de la Confédération agraire ukrainienne, les exportations étaient presque revenues à leurs niveaux d’avant-guerre, au nez et à la barbe des Russes qui tentent encore de couler les bateaux ou d’endiguer le flux des camions en les ciblant de leurs missiles. Mais en mer Noire, ce sont les Ukrainiens qui ont gagné la bataille.
Les bosquets rabougris qui séparent les vignes et les champs ploient sous la neige de part et d’autre de la route. Les camions traversent au ralenti des villages endormis dans un flux incessant. Destination Izmaïl: culde-sac routier et principal port ukrainien sur le Danube en face de la Roumanie. «Nous vivions dans une région oubliée, explique l’employé d’un petit magasin sur le bord de la route, personne ne s’intéressait à nous. Soudain, avec la guerre, ça a été l’affluence. Nous n’avons pas d’infrastructures pour digérer tant de monde. C’est la cohue!»
Un nouveau couloir maritime malgré les bombardements
La neige fondue et la boue ont perturbé l’accès à la dernière station-service avant Izmaïl. Oleg, un camionneur du centre de l’Ukraine attend son tour au chaud dans sa cabine. La mort, au mois de décembre, d’un collègue routier, lors d’un bombardement russe sur les infrastructures portuaires, l’a ébranlé: chaque fois qu’il débarque son chargement de céréales à Izmaïl, la peur le tiraille: «Je ne fais que mon boulot je ne suis pas un militaire, je ne suis pas payé pour risquer ma vie sur les rives du Danube.»
Devant les silos de Sarata de l’entreprise Zlata Trade, les plus grands de la région, les camions attendent des heures durant pour charger ou décharger leurs cargaisons, principalement du blé et du soja, ce jour-là. D’immenses pelles mécaniques transvasent le contenu des hangars vers les poids lourds sous les nuées de corbeaux qui se régalent de ce que le vent emporte. «Nous avons commencé à utiliser Izmaïl et les deux installations portuaires voisines à la fin de l’été, explique le responsable local de Zlata, Oleh Gavrilman. Les Russes ont tenté de nous en empêcher. Ils bombardaient la nuit les infrastructures portuaires, les autorités de la ville réparaient les dégâts dans la matinée, puis on reprenait le chargement dans l’après-midi.» Des débris de missiles se sont même à plusieurs reprises écrasés sur le territoire roumain. «La Roumanie est membre de l’OTAN, poursuit Oleh Gavrilman, ce qui a contraint l’armée russe à la prudence.»
Plusieurs options
A partir d’Izmaïl, les bateaux descendent à travers le delta du Danube puis longent les côtes roumaines, bulgares et turques jusqu’au détroit du Bosphore tout en prenant soin de rester dans les eaux territoriales de ces trois pays. Les exportations ont ainsi repris dès la fin de l’été. Alors que les bombardements russes visaient le port d’Odessa, les céréales passaient plus au sud par le Danube. Mais cette voie fluviale a un inconvénient: seuls les bâtiments de faible tonnage peuvent accoster à Izmaïl. «Nous avons, au cours de l’automne, repris le contrôle d’une partie de la mer Noire, explique Oleh Gavrilman. Le grand port de Youjné, à l’est d’Odessa, a rouvert en octobre. Nous avons désormais plusieurs options, dont l’une, Youjné, en eaux profondes, pour les gros navires.» Zlata Trade exporte principalement du maïs, du blé, du colza, du tournesol et du soja à destination de l’Asie et du Moyen-Orient.
«En moyenne, nous exportions chaque mois entre 7,5 et 8 millions de tonnes de céréales, a déclaré Leonid Kozachenko, le 17 janvier, à la radio ukrainienne. Aujourd’hui, nous avons dépassé ce cap, ce qui signifie que la capacité est presque rétablie. Même si les terminaux de Mykolaïv et de Kherson ne fonctionnent pas actuellement, leur réhabilitation reste à faire.» Pour protéger le corridor maritime d’exportation, l’armée ukrainienne a installé des batteries de défense aérienne qui abattent les missiles et avions ennemis. L’Ukraine a repris le contrôle d’une partie de ses eaux territoriales.
Le retrait russe de l’accord sur l’exportation des céréales a ironiquement constitué une aubaine pour les céréaliers ukrainiens, se réjouit Dmytro Pletenchuk, le porte-parole de la Marine ukrainienne: «L’accord était un piège. Nous avons cru que les Russes nous donnaient la possibilité d’exporter via ce qu’on a appelé le «corridor céréalier», mais c’était à double tranchant car ils contrôlaient tout et freinaient le processus. Surtout, ils renforçaient leur présence militaire en mer Noire, sous prétexte de sécuriser le corridor du grain. Ils exerçaient un chantage, faites ci ou ça ou nous stoppons vos exportations via la mer Noire. Lorsqu’ils se sont retirés de l’accord, ils ont tenté de bloquer nos ports pour nous étouffer économiquement.» Grâce à l’artillerie de précision fournie par ses partenaires internationaux, l’armée ukrainienne empêche les navires russes d’approcher à moins de 100 miles marins de ses côtes. «Les drones navals nous ont aussi donné un net avantage, conclut Dmytro Pletenchuk. Après que nous avons coulé deux de leurs navires, l’armée russe a compris qu’elle ne pouvait plus s’aventurer dans cette partie de la mer Noire.»
Un impact sur les agriculteurs européens
Depuis le début de la guerre, à cause des difficultés à exporter via la mer Noire, les céréaliers ukrainiens se sont tournés vers les voies terrestres, au grand dam des Etats européens qui craignent la concurrence de l’Ukraine sur le marché du grain. De nombreuses petites et moyennes exploitations agricoles ukrainiennes exportent ainsi leurs céréales par voie terrestre. Le nombre des exploitants qui ont choisi la route pour exporter a augmenté de 2000 en deux ans, selon les chiffres évoqués par Leonid Kozachenko. Ce système, mis en place avec l’accord de Bruxelles, s’est fissuré lorsque les Polonais ont commencé à bloquer la frontière, en novembre dernier. Mais le rétablissement du trafic maritime sur la mer Noire pourrait contribuer à apaiser les tensions entre l’Ukraine et ses voisins directs.
Signe que les Ukrainiens ont convaincu de leur capacité à sécuriser le trafic maritime le long de leur côte, le coût pour assurer les cargaisons est passé en quelques mois de 7% de la valeur totale de la marchandise à moins de 1,5%. Une victoire en mer Noire dont les militaires ukrainiens voudraient qu’elle prélude à la reprise de la Crimée. «Tout est lié, prédit Dmytro Pletenchuk, le rétablissement du trafic maritime est une des pièces d’un grand puzzle. Le but ultime est la Crimée.»
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«L’accord sur les céréales était un piège. Les Russes renforçaient leur présence militaire en mer Noire» DMYTRO PLETENCHUK, PORTE-PAROLE DE LA MARINE UKRAINIENNE